Manikanetish !
137 pages, c'est parfois tout ce qu'il faut. Pourquoi faire plus quand, en si peu, on peut toucher tant de monde ? Une prof de français donne des cours dans une réserve indienne. On va notamment lui...
le 17 juin 2020
Manikanetish, qui signifie "Petite Marguerite" en langue innue, est le deuxième roman de l'autrice Canadienne Naomi Fontaine. Son héroïne, jeune enseignante de français, a choisi d'accepter un poste sur une réserve innue de la Côte-Nord. Elle revient donc sur ses terres, puisqu'elle-même est née dans la réserve, à Uashat, au Québec. L'école porte le nom "Manikanetish". C'est celui d'une ancienne enseignante, elle-même de la Communauté qui, n'ayant pas d'enfant, avait choisi de s'occuper toute sa vie de ceux des autres. N'est-il pas plus beau défi pour l'école que d'aller à la rencontre des enfants et de les accompagner sur un chemin qui les pousse à grandir, à se libérer et à prendre une place active dans la vie citoyenne. Toute matière enseignée n'est jamais le but, seulement un chemin pour atteindre l'épanouissement et le passage de l'enfance à l'âge adulte.
Or, il n'est pas simple ce temps de mûrissement dans une enclave autochtone. Le poids des traditions ramène vers un passé réducteur bien plus qu'il ne projette les jeunes dans l'avenir. Il est nécessaire pour ces derniers de développer et de nourrir une résilience qui les pousse à refuser l'injustice du repli et les aide à prendre conscience des mécanismes qu'ils mettent en place pour sortir de leurs problèmes, se libérer du fatalisme des avenirs bouchés et des condamnations populaires consécutives à une reproduction sociale qui enferme plutôt que d'ouvrir à un monde partagé. Tous ces thèmes sont abordés avec pudeur et vérité. Naomi Fontaine sait de quoi elle parle, ses écrits le prouvent !
On a tous, en toute pudeur, effeuiller la Marguerite : "Je t'aime, un peu, beaucoup, tendrement, passionnément, à la folie, pas du tout"... Pour ce roman de Naomi Fontaine, je m'arrêterais, par décision de coeur, à tendrement et passionnément.
Tendrement parce que j'éprouve beaucoup de tendresse pour ces enseignants capables de sublimer la relation maître-élève et de lui donner l'accès au registre de l'être profond et ce, dans la simplicité, la cohérence et le respect mutuel.
Passionnément car j'ai retrouvé, dans ce roman, la passion qui m'a animé durant tant d'années de vie professionnelles, à savoir le développement d'un savoir partagé et construit avec les apprenants eux-mêmes. De plus, Yammie, l'enseignante accepte de se lancer dans un projet un peu fou et de monter, avec ses élèves, une pièce de théâtre. Même si les choix et les chemins qu'elle emprunte n'auraient nécessairement été les miens, je me suis senti assez proche d'elle dans sa manière de veiller à ne pas faire jouer les vedettes mais plutôt à intégrer chacun, selon ses capacités, et de faire de tous des acteurs à part entière, tous responsables du succès de l'entreprise. Mon passé de professeur d'art dramatique ne pouvait que se réchauffer au contact de ces souvenirs et de cette volonté habitée par Yammie de pousser chacun à grandir, se dépasser et se mettre au service d'une cause commune.
L'écriture est simple, non simpliste. Elle illustre la dynamique du récit. Avec des temps forts dans l'action, des pauses pour la réflexion, l'équilibre recherché pour assurer une attention à tous, au collectif et, en même temps, à chacun, dans l'unique vécu par l'individu. L'écriture, construite autour de nombreux chapitres très courts, écrits à partir d'un mot ou d'un nom servant d'incipit et donnant le thème central traité, assure donc un style très accessible et plaisant à suivre. Les personnages, y compris celui de Yammie, sont autant d'individualités confrontées aux difficultés de l'existence qui plus est, celle imposée par le regard des 'blancs' et le poids des traditions d'une 'réserve'. D'entrée de jeu, la jeune enseignante déclare : "Il était impensable que je me résolve à n'enseigner que la grammaire, ses multiples règles incongrues et la cédille qui fait qu'une lettre s'adoucit. Je leur apprendrais le monde. Et comment on le regarde. Et comment on l'aime. Et comment on défait cette clôture désuète et immobile qu'est la réserve, que l'on appelle une communauté que pour s'adoucir le coeur."
Comment aurais-je pu ne pas avoir envie de suivre cette jeune enseignante à cette Côte-Nord pour un chant choral où des voix, des luttes, des paysages et des humains nimbés d'espoir écrivaient la partition ?
Un très beau moment de lecture qui ouvre à de nouveaux espaces. En ce temps de confinement, une vraie richesse.
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le 17 févr. 2021
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