Ayant acquis lors de ce confinement la compilation des Romans et nouvelles" de Huysmans en Pléiade, ce premier court roman constitue ma première lecture de cet auteur et donc un aperçu de ses racines. Dans mon esprit, ce nom était associé au Décadentisme, "courant" vague qui m'avait attiré autrefois et que j'avais abordé par Barbey d'Aurevilly et Villiers de l'Isle Adam. A la lecture de Marthe, je me rends compte que ces trois auteurs n'ont pas tant que ça en commun si ce n'est un parfum fin de siècle savoureux et un certain mordant, surtout pour Villiers de l'Isle Adam et Husymans.
Pour en revenir à Marthe, ayant aussi lu dans l'intervalle Les sœurs Vatard qui est le deuxième roman, plus long et relativement proche, de cette Pleiaide, mon avis va forcément être teinté par la comparaison entre les deux œuvres. Et en effet, Marthe se retrouve non seulement - bien réarrangé par l'intrigue, les âges, les noms et d'autres caractéristiques d'état civil - inclus dans le second, mais aussi globalement plus grossier sur le plan psychologique, moins mordant et simplement moins bien écrit.
En effet, le premier problème de ce roman est la peinture pas très convaincante de cette Marthe trop caricaturée (mais sans la pointe d'humour assassin et si efficace des Soeurs Vatard) et semblant trop clairement décrite par un homme. La peinture des deux sœurs dans le roman suivant, simple aussi, mais plus crédible et donc en phase avec cette volonté de peinture à la lisière entre la peinture au vitriol et du réalisme, ce qui fait d'ailleurs le charme de l'œuvre.
Deuxièmement, sur le plan de la narration, le livre s'appelle Marthe mais semble plus traiter d'un apprentissage - dirons nous même plutôt un déniaisement - de Huysmans (s'incarnant dans le personnage de Léo) qui confronte son romantisme hérité à la réalité crasseuse de la vie et (surtout) des femmes dont la peinture, surtout de celles des bas-fonds représentées par Marthe, est cinglante. Par extension même, cette fille qui navigue entre prostitution, séduction de "gogos" pour l'entretenir, vie de misère, beuveries, amours violents et passions dévorantes, met au jour toute la pourriture d'une société de crasse qui rejaillit sur les petits bourgeois ou artistes et les tirent dans l'égout, notamment Léo alias Huysmans (la génèse du récit selon la notice est bien une liaison de Husymans avec une "fille", nom pudique pour désigner une prostituée). En soi, ce décalage entre le sujet annoncé et la réalité ne dérange pas mais, couplé au premier problème qui est la peinture grossière de Marthe, il créé un décalage de la matière principale avec la seconde, qui est plus un prétexte.
Malgré ses défauts, ce premier roman se laisse lire grâce surtout à sa peinture de Paris, à son côté "roman de gare" de luxe qui tient en haleine, et surtout à ses personnages hauts en couleur comme Ginginet l'ivrogne qui prête à sourire avec ses frasques. De même, bien qu'il soit moins subtil et moins présent que dans les Sœurs Vatard, l'humour cruel de Huysmans qui détruit tous ses personnages dans des descriptions sans pitié tout en attirant sur eux paradoxalement la sympathie fait mouche : sa peinture est saisissante dans sa haine de tout assumée (ce qui inclut misogynie et mépris de classe, petites natures qui crient au loup vous abstenir :) ).
En somme, s'il constitue un récit d'initiation, de déniaisement même, somme toutes assez classique dans ses ressorts, Marthe tire son épingle du jeu par sa peinture crasseuse de Paris et de ses bas fonds dont l'auteur fera la connaissance dans la peau de Léo. On y découvrira aussi une première esquisse d'une réflexion sur la femme qui fait barrage à l'élévation de l'homme, dans une vision presque parasitique de celle-ci, préfigurant d'une orientation iconoclaste déjà assez affirmée mais encore marquée par quelques lourdeurs, dont le personnage de Marthe, pourtant central, fait partie. Une lecture sympathique donc, surpassée par Les Sœurs Vatard qui semblent une expression plus aboutie de la "sauce" de ce premier roman et du style de l'auteur.