Mécréance et discrédit par Jonathan_Suissa
Je me souviens de... Ma découverte de la lecture philosophique. D'abord ça venait d'un magazine alors naissant, Chronic'art, qui, sous couvert d'ambitions pédagogiques envers ses lecteurs, faisait paraître de scandaleux entretiens fleuves dont le pire était celui de Bernard Stiegler résumant les idées principales de cet ouvrage. On peut naturellement trouver cet entretien sur internet, en version intégrale en plus, ce qui n'arrange rien... Comprenez-moi bien : la lecture philosophique, à laquelle Chronic'art m'a poussé, ne m'a guère laissé indemne.
Déjà, le processus lui-même occupe une grande part dans sa force de subversion : la philosophie prend du temps, et c'est vicieux, parce qu'il s'agit de livres comme les autres, de pages, de lignes, de mots... semblables à tous ceux que je lisais auparavant dans les romans ou les magazines. Mais c'est comme s'ils vous étaient livrés vides, comme un jeu vidéo en pièces détachées (DLC), comme un logiciel de torrent sans site de téléchargement de fichiers torrent... Sauf que le contenu vous sera livré par ailleurs de manière aléatoire, un peu partout, selon les expériences de la vie, les lectures, l'évolution de vos autres connaissances.
On a beaucoup pesté contre World of Warcraft et Farmville pour leurs ressorts ludiques malhonnêtes (levelling bête et méchant dans le premier cas, veille obsessionnelle des événements online dans les deux cas) entraînant le joueur dans une transe sans fin qui lui confèrent une nouvelle façon de vivre le temps au quotidien, fait de raids, de clics, de pensées inquiètes en cas d'absence. Mais la philosophie requière autant de présence irrégulière, compulsive, justement parce que la « vérité » est toujours « ailleurs » (règle élémentaire de la philosophie contemporaine au grand dam de l'Université qui fait tout pour contenir la pandémie philosophique).
Et puis, surtout, la transformation de l'individu est ineffable et on constate avec effroi les effets de ce qui se présente de toute évidence comme de la de suggestion hypnotique. N'a-t-elle pas poussé selon certaines rumeurs les joueurs les plus doués aux extrémités les plus fâcheuses : Héraclite mort séché au soleil dans une coquille de bouses de vache ; Socrate empoisonné par soi même ; plus récemment, Bourdieu épuisé à mort par Pierre Carles à force de devoir distribuer des journaux militants (la preuve dans le film « Fin de concession »)... Plantant ses racines dans mon quotidien et se retrouvant dans l'appréhension de chaque chose, de chaque pensée, la philosophie est présente tous les jours et incube dans mon intellect, pour des ravages incalculables. Elle m'a subverti, converti, ému. Je ne serai plus jamais le même. Quelle merde ! (je sais, « ça fait partie du jeu... »)
Stiegler n'y est pas allé de main morte avec moi, employant conjointement les méthodes Weber et Lexicale : à savoir qu'il m'a eu en développant la contradiction entre les verbes « Trust » et « Believe » pour expliquer le mal venu d'outre-Atlantique (j'essaie de vous épargner comme je peux...) et a même eu recours à une figure historique que l'on croyait connaître, en France, utilisant ainsi ouvertement l'ésotérisme et son pouvoir de fascination (bitch !) en dévoilant un Benjamin Franklin théorisant sur l'amitié comme tributaire de la confiance en affaires (si tu rembourses tes dettes, tu gardes tes amis). Le virus paranoïaque est en moi, détruisant tout ce que la société capitaliste peut vouloir placer en moi jour après jour. « Mécréance et discrédit » (pas de believe, seulement du trust, soit une croyance sans foi, basée sur le remboursement de la dette et l'absence d'antécédents négatifs), oui... mais surtout de ma part ! Je suis devenu un mauvais client, et surtout, je suis depuis incapable d'être dur en affaires.
La plaie !