Jo Walton, depuis que j'y ai goûté, j'y reviens forcément à chaque nouveauté. Mais c'est une addiction de plus en plus forte que j'accepte avec un énorme plaisir.
Et à chaque nouvel ouvrage, mon admiration pour cette grande dame de la littérature augmente.
Si Morwenna était déjà un petit tour de force (la fin m'a laissé sur ma faim), et Le cercle de Farthing un exercice d'uchronie magistral, le nouveau roman de Jo Walton combine tout ce qui m'a plu dans ces précédents ouvrages, pour en faire une oeuvre excellente en tout point.
De cette année 2017 qui vient juste de commencer, je l'érige (ainsi que le conte revisité absolument magique Déracinée de Naomi Novik) comme Méga Coup De Coeur (sisi c'est un titre trèstrès sérieux) dans mes coups de coeur : je m'engage à propager Mes vrais enfants de Jo Walton autour de moi sans compter.
Mes vrais enfants, est un roman publié en 2017 par les éditions Denoël, dans la génial collection Lunes d'encre.
C'est le récit bouleversant d'une femme qui a vécu deux vies.
Aujourd'hui en maison de retraite, elle peine à déterminer laquelle des deux vies représente la réalité. Dans l'une d'elle, la maison de retraite comporte un ascenseur et ses rideaux sont bleus. Dans l'autre, il n'y a que des escaliers et les stores de sa chambre sont verts.
Dans l'une d'elles, elle fut mariée avec quatre enfants, alors que dans l'autre, elle n'en a eu que deux.
Dans l'une d'elles, elle a épousé Mark, alors que dans l'autre...
Jo Walton nous fait commencer par la fin : Patricia est âgée, et les infirmières la trouvent certains jours très confuse, d'autres fois un peu moins. Aussi Patricia va-t-elle dérouler le fil de sa vie, et mettre le doigt sur l'élément divergeant de ces deux existences vécues. Quand est-ce que sa vie a pu prendre deux tournures aussi différentes ?!
Son enfance en Angleterre dansles années 30, avec un frère aîné qu'elle adorait, un père aimant et une mère distante, son adolescence pendant la seconde guerre mondiale, évacuée à la campagne pour se protéger des bombardements, et sa bourse pour étudier à Oxford : tous ces éléments concordent dans les deux vies, jusqu'à ce qu'elle soit face à un choix. LE choix. Celui qui va déterminer sa vie, celui qui va déterminer la vie de nombreuses personnes et potentiellement changer la face du monde.
A travers ses souvenirs, elle nous livre le récit de deux femmes différentes : Enfant, on la surnommait Patsy, puis dans une réalité elle deviendra Pat, dans l'autre ce sera Tricia. Chaque rencontre, chaque choix qui découlera de celui d'origine, va forger son destin. Dans l'une elle sera une femme bafouée, malheureuse et désespérée, dans l'autre elle deviendra une femme passionnée, amoureuse et éprise de liberté.
Dans tous les cas, Patricia aura des enfants : sa raison de vivre dans l'une de ses vies, et sa raison de survivre dans l'autre.
Toute la question est là : lesquels sont ses vrais enfants ?
Au fil de sa narration, Jo Walton émaille la vie de Patricia d'élément historiques qui aident à déterminer le lecteur sur la légitimité de l'une ou l'autre réalité. Arrive le moment où le lecteur se dit "mais dis-donc, ou bien mon prof d'histoire m'a prise pour un cornichon, ou bien elle se fourre le doigt dans l'oeil jusqu'au coude Dame Walton !".
Ni l'un ni l'autre, Le roman de Jo Walton, tout en étant un récit puissant de femme, est aussi et avant tout inscrit dans la science-fiction. Elle nous a déjà démontré son habileté pour l'uchronie, et elle nous montre l'ampleur de son talent à travers Mes vrais enfants. Car si Mes vrais enfants est un roman de science-fiction uchronique, ainsi qu'un récit de femme intense et éclatant, c'est aussi une véritable chronique sociale et une critique très intelligente de la société : miroir des conséquences des moeurs d'une époque dirigée par une certaine rigidité religieuse et morale, et reflet d'un temps où les femmes luttaient encore pour avoir des droits aujourd'hui considérés comme acquis (mais toujours en danger), mais aussi dénonciation des dérives du capitalisme et de son amour pour le nucléaire, débordements des relations internationales entre les superpuissances qui dirigent le monde, appauvrissement ou accélération de la science qui en découlent. Misère, désespoir et afflictions ou richesse, bonheur et fierté vont dépendre de tous ces actes, minimes ou importants, capables de changer la face du monde.
Ce roman m'a touché pour toutes ces choses : quelque soit la vie vécue par Patria, Pasty, Pat, Tricia ou Trish, on évolue avec elle à tâtons, on espère avec elle et on déchante à ses côtés. On souffre à sa place, on rage et on bouillonne face aux injustices et aux embûches semées sur sa route. On aime avec elle, on ressent sa tendresse, sa passion, son amour. Enfin, toutes ses émotions se font nôtres, ses larmes sont partagées (et nombreuses) et sa confusion - terrible, inéluctable, et pénible, nous est tout aussi odieuse qu'à sa hôtesse.
Le dénouement de ce roman est éloquent : le lecteur se retrouve lui aussi face à un choix impossible. Quelle vie reflète la réalité ? Quelle réalité Patricia peut-elle choisir pour se défaire de cette confusion insupportable ?
Doit-elle faire un choix et rayer l'une de ces réalités des possibles plans de l'existence ?
Comment peut-elle décider l'ordre du monde ? Comment peut-elle choisir qui sont ses vrais enfants ?
Avec tant de poids sur ses épaules, il est effectivement plus facile d'oublier.
Lecteurs, lectrices, ne passez pas à côté de ce roman dont l'échos continuera de vous hanter après sa lecture : il ébranle, il marque profondément, et en plus d'être passionnant, il fait réfléchir.