La vie liquide
"Milkman" est une histoire liquide. Les lieux et les personnages du roman ont la nature liquide du lait : ils sont innommés sinon par des périphrases qui les définissent au sein de la communauté...
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le 27 févr. 2021
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"Milkman" est une histoire liquide.
Les lieux et les personnages du roman ont la nature liquide du lait : ils sont innommés sinon par des périphrases qui les définissent au sein de la communauté.
Aussi devine-t-on à mots couverts où l'intrigue se situe, dans un lieu en pleine guerre d'indépendance contre "le pays de l'autre côté de la mer". Au fil de l'histoire, nous comprenons où nous sommes.
Au coeur de cette communauté majoritairement "renonçante", c'est-à-dire indépendantiste, une jeune fille se retrouve progressivement cernée par Milkman, le Laitier.
Pour sa famille, cette héroïne jamais nommée est "soeur du milieu". Pour le garçon sur qui elle fonde des espoirs d'amour, elle est "peut-être petit amie depuis presque un an".
Vous le comprenez, en entrant dans "Milkman" vous entrez en terre liquide.
Les mots jusqu'aux choses qu'ils désignent ont une réalité visqueuse, impalpable, intangible.
Une chose non nommée est une chose inexistante.
Au contraire, une chose inexistante prend finalement vie par la seule force des mots, de la rumeur, du cancan.
Dans un tel monde, le harcèlement impalpable et intangible d'un homme sur une femme n'existe pas.
En revanche, dans ce même monde, les ragots infondés mais nommés font advenir la réalité qu'ils créent de toute pièce.
Si "soeur du milieu" est incapable de nommer ce que Milkman lui fait vivre, alors la communauté aura sa propre interprétation biaisée des faits, et l'interprétation aura valeur de vérité. Car "soeur du milieu" est plus liquide et insaisissable que le monde où elle évolue. Son affront est de ne rien donner d'elle à une communauté avide de ragots et d'indiscrétions. Voilà sa bizarrerie, ce que personne ne lui pardonne quand elle se permet, comble de mépris, de "lire-en-marchant". Dans un monde en guerre où il faut avoir une opinion sur chaque événement politique et sur chaque personne, "soeur du milieu" se retranche derrière ses livres des siècles passés. Le langage même lui devient suspect, cette chose qui produit plus d'incompréhension mutuelle que d'éclaircissement. A défaut de pouvoir parler, les autres parleront pour elle et l'enfermeront dans une identité que son silence leur refusait.
La langue d'Anna Burns a le caractère liquide, accidenté et pourtant fluide de l'histoire qu'elle raconte, ce même mélange de précision et d'imprécision, de répétitions, de détours, de termes abscons, de périphrases, de compréhension et d'incompréhension. C'est une écriture dense, insaisissable et saisissante. Le roman flirte avec le conte, parfois même avec une certaine forme théâtrale, car dans cette zone liquide où tout est dit sans être nommé, une surréalité affleure.
"Milkman" est aussi le roman de la peur. De la même façon que les mots peuvent créer à eux seuls une réalité, la peur conditionne les vies. On préfère alors des "peut-être relations" à des amours risquant de vous arracher au quotidien gris et prévisible. Dans un monde où le langage substitue une réalité à une autre, les êtres procèdent de même avec l'amour, interchangeant des amours vraies avec des amours de convention.
Je ne peux en dire plus sur "Milkman". Il m'échappe à mesure que je m'en saisis.
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le 27 févr. 2021
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