Roman sur la mémoire, le mythe et la folie
Par Pierre Jouan
Frédéric Jaccaud arrive à point nommé pour achever le travail effectué par les écrivains de SF francophone des années 2000 : Jérôme Noirez, Stéphane Beauverger, Alain Damasio et bien d'autres, qui n'ont cessé d'élargir le domaine de compétence du genre, repoussant ses limites, explorant des territoires neufs. De sorte qu'en 2010, on ne sait plus très bien à quoi correspond l'appellation « science-fiction », et que ces auteurs pourraient tout aussi bien paraître dans des collections « blanches » sans que personne n'y trouve à redire. La collection « Interstices » de Calmann-Lévy, qui publie ces jours-ci Monstre, promeut précisément ce genre de textes à la marge, étranges et inclassables (Jeff VanderMeer, Max Brooks, Alan Moore). Et le terme « étrange » s'applique merveilleusement à celui de Frédéric Jaccaud, écrivain suisse qui publie là son premier long format. Quel coup d'essai ! Fusion d'un millier d'influences, ambition de croiser les genres maudits (SF & Fantasy) avec les genres nobles (Lautréamont, Bataille, Quignard...) et travail sur la langue (recherche formelle, questionnement du langage). Dit comme cela, on dirait un pensum maladroit, typique d'un premier roman. Erreur.
Thomas est un enfant atteint d'une légère débilité. Rien de grave en apparence : des épisodes confus, un peu de bave excédentaire, un peu d'épilepsie. Incapable de s'insérer dans le monde humain des profanes (codes sociaux, travail, jeux amoureux), il tourne ses regards vers le ciel, observe le soleil et la lune et verse dans la pensée mythique. C'est l'histoire d'un oeil, l'oeil pinéal de Georges Bataille, l'oeil en trop, atrophié chez certains, hypertrophié chez d'autres. Quand les deux premiers yeux guident l'homme dans sa vie « active », celle de la survie, de la manipulation, de l'horizontalité, le troisième lui sort de la tête par le dessus du crâne : c'est l'oeil de la contemplation, de la verticalité, de la non-action. Monde onirique, dont le Dieu-Soleil est le roi et dont les sujets sont les empereurs glorieux, les chevaliers resplendissants et les héros de lumière : les Héliogabale, Parsifal et Iron-man. Tel est le monde dont Thomas devient le gardien contre les sbires du « roi de l'hiver », antithèse du Soleil qui sème la désolation sur le royaume, vassalisé à la Lune et à sa lumière froide, aux sirènes et à leur chant de mort, au temps et à son travail de destruction. Du moins est-ce ainsi que son frère Ray lui a présenté les choses, pour déguiser une réalité plus sordide (leur mère tapine à la station-service pour survivre). Thomas sera le défenseur de l'innocence, de la Mère Bafouée contre la danse de mort des nécessités quotidiennes, des abandons et des compromis qui s'infiltrent insidieusement chez lui. Le sexe qui transforme les hommes en porcs, les clins d'oeil entendus des filles qui désarment les guerriers, l'illusion de la beauté qui détourne les chevalier de leur quête sont les formes que prend la mort pour asseoir son emprise sur le réel, dégrader ce qui est proprement beau et noble et mener le monde à la destruction aussi sûrement que le passage irrémédiable du temps. (...)
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