Mordre au travers et autres nouvelles est éminemment féministe. Alors quoi de plus logique que d'aborder cette multiplicité de problématiques féminines - et masculines ! - au travers d'une critique plus féministes que littéraires. Quoiqu'on pourrait reprocher bon nombre de maladresses de récit, de grossièreté dans les problématiques, Despentes prouvent qu'elle tient le bout, reste à savoir si c'est le "bon".


J'ai envie de dire d'emblée qu'évidemment, il est bon, profondément bon ce bout de féminisme dans un océan de patriarcat et de capitalisme. Je n'ai pas besoin de développer davantage car ma précédente phrase contient en elle toute la nécessité de cet ilôt pluriel pour un programme d'émancipation. Et je dis bien programme et non réaction, car c'est là toute la différence entre le point de vue défendu dans ce livre et le mien : mon point de vue n'est pas une réaction pour réagir. Mon point de vue n'est pas seulement antisexiste, il n'est pas seulement libertaire ou égalitaire (encore qu'il faudrait définir ces notions terriblement ambivalentes), il est bien plus que cela : c'est un programme ouvrier. On pourrait penser à partir de là que je pointe des limites ou des insuffisances à la pensée de Despentes : point du tout. Je n'ai aucune morale à lui soumettre et je la trouve bien trop talentueuse pour me permettre ce genre de frasques. Par contre, je perçois dans son écriture une volonté pleine de verser dans l'horreur, le fait divers, la plainte, la déliquescence sociologique, et j'en passe. Une volonté pleine, ça veut dire qu'elle raconte les histoires en délimitant les frontières morales où elles veut les situer... Sinon, les histoires n'auraient pas cette forme, et surtout pas cette forme de compilations de musée des horreurs. Donc, je le répète : ma volonté est autre et je la lui oppose comme manière de penser, d'écrire, bref de mettre en forme un programme. Mais ça, de Poullain de la Barre à Judy Minx (Beauvoir est sauve !), les féministes ont tous et toutes abandonnés, que dis-je désertés la notion du travail et le rôle central de la production dans le processus d'autonomie de tous envers tous pour ne se concentrer, abandonnés à tel point que vous serez sans doute beaucoup à vous demander - vous pour qui la culture et l'éducation sont les leviers de la réflexion féministes - ce que vient foutre la notion de travail en regard de ce bouquin.


Mais on va me dire que ce n'est pas l'objet du livre que de dresser le programme d'une émancipation. En fait, ça l'est. Ça l'est pour le récit dans leurs orientations récurrentes mais aussi pour l'auteur. Combien de fois Despentes s'est-elle positionnée sans détour ? Combien de sorties polémiques ? Mais laissons de côté ses circonvolutions pour ne finalement se concentrer sur le déroulement intime mais infiniment politique des récits. Combien de fois l'histoire se conclut par un zénith individualiste, comme un triomphe de l'isolement et de l'acceptation de la mort comme ressources et moyen d'en finir ? Il faut tuer pour que ça s'arrête, il faut rompre, s'écharper, s'évider et tout est mis en place chez Despentes pour arriver à une finalité morbide où la problématique subsiste en suspension. Et, mise bout à bout, les histoires compilées deviennent une logique répétée. Elles deviennent une pensée globale qui expliqueraient, en partie, la sortie de Despentes puis sa rétractation pour ses propres propos :



" Les hommes nous rappellent qui commande, et comment. Avec la
force, dans la terreur, et la souveraineté qui leur serait
essentiellement conférée. Puisqu’ils n’enfantent pas, ils tuent. C’est
ce qu’ils nous disent, à nous les femmes, quand ils veulent faire de
nous des mères avant tout : vous accouchez et nous tuons. Les hommes
ont le droit de tuer, c’est ce qui définit la masculinité qu’ils nous
vendent comme naturelle. Et je n’ai pas entendu un seul homme se
défendre de cette masculinité, pas un seul homme s’en démarquer –
parce qu’au fond, toutes les discussions qu’on a sont des discussions
de dentelière." (1)



Il y a une politique de la dégénérescence chez Despentes, une politique de l'urgence et de ne pas juger les femmes quels que soient les actes. C'est une écrivaine de la violence, tout comme Hessel est l'écrivain de l'indignation. Cela ne vole, sur tous les plans, pas très haut, mais la profondeur est relative à l'oeil qui lit. Nul doute que les différents tableaux traversés sont de terribles vérités. Je pousserai même qu'elles ne sont toujours que la moitié de ce qui se pratique réellement. On dira de Despentes qu'elle pousse à la caricature mais... point du tout ! Son écriture est avant tout horrifique, l'introspection y est exclue parce qu'on ne se possède jamais soi-même. Alors partant de là, chaque personnage, féminin (excepté la première nouvelle où l'auteur prend la focale de deux mâles oppresseurs et violents, insider et outsider), va devenir acteur par delà une situation inextricable, action primitive, sans détour et sans fantasme, juste la réaction dégénérée produite de la somme des violences sociales et économiques faites à cette population plus vulnérable, vulnérable y compris dans les situations perverses où une femme (et une seule) est en position de domination apparente.


On ne peut pas juger /
je ne peux pas juger cela ; on est spectateur de la situation, on subit la situation dans son intimité, on transcende par là la politique mais au fond pas tant que ça mais surtout on ne peut pas juger car Despentes déverse ses généralités absconses sur les genres et la biologie humaine (une grosse essentialiste donc) là où elle le veut bien : un coup, c'est pour bien démontrer que les hommes sont des pleutres et des lâches névrosés ; un coup, c'est pour arriver à un récit tellement individuel que le cas devient plus psychiatrique que collectif - ce qui n'est pas moins - et c'est ce point de vue que je défends - une manière délibérée d'acter sa vision des choses. C'est à dire qu'elle nous plonge dans les viscères de son récit pour ne plus avoir l'occasion d'une seule distance, ni pendant le récit, ni après. L'histoire est comme ça, barre-toi. On peut attendre mieux. On peut attendre plus de profondeur et de stratégie au-delà des schémas hiératiques de la qualité despentienne... Et, en même temps, force est de constater que cette manière de faire a toujours fait la force de cet auteur.


Toutefois, je le redis ici en conclusion - une conclusion à la Despentes, froide et sèche, avec un arrière-goût de sang derrière les amygdales : je préfère mille fois ces récits, des récits de cet acabit, de ce tonneau, et j'en veux encore dix mille jusqu'à la lie, plutôt que me taper tous les jours des propos sexistes systématiques de la part des hommes et des femmes, toutes classes confondues.


(1) http://www.lesinrocks.com/2015/01/17/actualite/virginie-despentes-les-hommes-nous-rappellent-qui-commande-et-comment-11547225/


PS : j'ai écrit ce texte assez rapidement. Si jamais une phrase n'est pas claire, s'il y a besoin de développement, je ne vois aucun inconvénient à expliciter, à développer cette base-là.

Andy-Capet
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le 19 juin 2016

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