Comment les Grecs envisageaient-ils leurs Mythes ? Plus encore, quelles réalités, quels modes de pensée propres aux Grecs sont reflétés dans ces Mythes ? Que nous révèlent-ils de l’Homme grec dans ce qu’il a de plus profond ? Ce sont bien ces problématiques qui ont animé Jean-Pierre Vernant dans ses recherches et qui traversent tout l’ouvrage. Mythe et pensée chez les Grecs est un ouvrage passionnant qui nous révèle la richesse et la complexité étonnantes de ces Mythes pourtant bien connus.


L’ouvrage est un ensemble de thèses diverses soutenues par M. Vernant mais qui, toutes, poursuivent un même but : dégager, à partir des textes, des traditions, la mentalité de l’Homme Grec, sa manière originale de réfléchir et de concevoir le monde qui l’entoure. Lire Hésiode, Homère, ou les Tragiques Grecs est une chose, saisir le sens profond des Mythes qu’ils emploient et percevoir leurs caractéristiques qui peuvent mener à discussion & interprétation en est une autre. Et c’est bien là où Mythe et pensée chez les Grecs est très intéressant, car il vient chambouler notre vision des mythes et apporter un point de vue spécialiste absolument fascinant.


L’auteur traite, par exemple, du fameux Mythe des Races dans les Travaux et les Jours d’Hésiode afin de montrer toute l’originalité de ce mythe tel qu’il est vu par les Grecs. En effet, en règle générale on nous présente le mythe des races comme une décadence linéaire, chaque nouvelle race étant moins bonne que la précédente. Or, il y a chez les grecs un culte particulier qui fait toute la singularité de leur religion et qui vient briser la monotonie du mythe : le culte des Héros. Hésiode brise la décadence successive des races en introduisant, donc, cette race des Héros, en quatrième position, entre la Race de Bronze et la Race de Fer. Race des Héros qui nous est présentée justement comme supérieure à la Race de Bronze, par sa valeur et ses vertus. Alors quoi ? Hésiode aurait-il délibérément cassé la continuité du mythe et laissé cette «tache» que représente la Race des Héros sans s’en inquiéter ? C’est là qu’intervient Jean-Pierre Vernant. Le problème de cette race des Héros signifie que le Mythe des Races vu par Hésiode va au-delà de la simple chute linéaire des races. Il faut, au contraire, envisager la succession des générations comme un processus cyclique, tripartite, qui d’un coup, semble donner tout son sens et sa beauté au poème hésiodique. Il n’y a pas cinq races dégressives, mais trois couples équilibrés de races : Race d’or (bonne)/Race d’Argent (mauvaise), Race de Bronze (mauvaise)/Race des Héros (Bonne), et enfin la Race de Fer qui possède sa propre double dynamique interne qui vient compléter le tableau des Races. Bien sûr, je simplifie, et c’est bien pour cela que je ne peux que vous encourager à lire le livre de M. Vernant pour bien saisir toute l’importance et l’étonnante cohérence de cette thèse qui change complètement notre relation à l’œuvre d’Hésiode.


Bien sûr, ce n’est que le début de l’ouvrage, Jean-Pierre Vernant traitant de plein de domaines différents par la suite, que ce soit en rapport avec la vision de l’espace avec le couple de l’immobile Hestia et du voyageur Hermès (ainsi que le problème d’interprétation que pose Hestia : foyer immobile au centre de tout ou, au contraire, divinité pourvoyeuse de mouvement?), la vision du temps avec la Déesse Mnêmosunê (Mémoire) où M. Vernant va montrer comment le rapport des Grecs avec la mémoire est bien différent du nôtre (instrument de pouvoir dans la Grèce archaïque où la transmission des savoirs est encore orale et donc réservée à une caste d’aèdes qui tirent leur légitimité des dieux ; ou bien exercice mystique dans certaines sectes religieuses et/ou philosophiques, comme les Pythagoriciens, qui permettait à l’homme de ne faire qu’un avec sa nature divine et ainsi se soustraire au cycle de la mortalité, se soustraire de la temporalité en quelque sorte), ou encore la vision du travail, etc.


Ainsi, comme l’écrit Mme. De Romilly, «le lecteur voit […] se dresser devant ses yeux toutes sortes de ponts élégants et audacieux, reliant entre elles des réalités apparemment assez éloignées»*. L’ouvrage de M. Vernant est très complet, très travaillé, et je ne saurais rendre un juste hommage à toute sa pensée avec mon humble critique. Je peux, en revanche, vous inciter vivement à vous lancer dans la lecture de ce Mythe et pensée chez les Grecs qui, non seulement est un ouvrage de référence qui a servi de colonne vertébrale à certaines études et discussions, mais qui modifie radicalement votre vision des œuvres et des Mythes Grecs, ce qui m’a permis de lire d’un nouvel œil les poèmes d’Hésiode, par exemple. De plus, Jean-Pierre Vernant a un véritable talent pour rendre passionnant tous les sujets qu’il traite, et la lecture de l’ouvrage est donc à la fois instructive et agréable… que demander de plus ?


*Je ne peux que vous encourager à lire la petite note critique de Jacqueline de Romilly sur l’ouvrage. Il est toujours intéressant de lire ce qu’une spécialiste comme Madame de Romilly a à dire à propos d’un ouvrage de référence d’un de ses compères : https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1966_num_21_6_421485

Charlandreon
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le 18 févr. 2021

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