« Les preuves de l'existence de Dieu sont l'idéologie du sentiment de sa présence dans notre âme » (Nicolàs Gomez Davilà)
Concernant la foi et les arguments qui s’y rapportent, pour peu que vous ouvriez n’importe quel ouvrage abordant le sujet, vous pouvez être à peu près certain que l’auteur accordera une place de choix à saint Anselme et à son argument dit "ontologique". Voici succinctement comment cela se présente :
Proposition 1 : Dieu est un concept tel que rien ne peut être pensé de plus grand.
Proposition 2 : Dieu existant réellement est un concept plus grand qu'existant seulement dans l'intellect humain.
Conclusion : Dieu existe.
(Abracadabra)
Le commentateur, si celui-ci n’est pas trop indisposé vis-à-vis de la religion, rétorquera sûrement d'un ton semi-amusé « Cette preuve est un tour de passe-passe plutôt malin, mais il y a un truc ! ». Mais la plupart du temps il se fera plus sarcastique « Quel con ce saint Anselme, était-ce donc cela les preuves de l’existence de Dieu au Moyen-Âge ? ».
Nous aurons beau nous flatter d'une certaine supériorité intellectuelle, si nous voulons y comprendre quelque chose à saint Anselme, axer notre réflexion sur la justesse ou non de sa démonstration est en réalité le meilleur moyen d’être complètement hors sujet.
Reprenons.
La foi chez saint Anselme
Camille Riquier introduit son essai par une constatation : jusqu’à l’avènement de la modernité l’existence de Dieu était une idée qui allait parfaitement de soi. Comme si Dieu était "naturellement" déjà présent dans l’esprit humain, en amont de toute réflexion. Une sorte d’évidence, si bien que saint Anselme pouvait tout aussi bien affirmer « L’insensé dit en son cœur : il n’y a point de Dieu » (Proslogion).
« La foi n’avait jamais été un mystère avant la venue des temps modernes : N’oublions jamais, rappelle Léo Strauss, qu’il n’existe pas de mot biblique pour exprimer le doute ». En ces temps-là c’est la perte de la foi qui faisait question et non son acquisition.
En fait, si l’argument ontologique semble déduire l’existence de Dieu un peu à la façon dont quelqu’un aurait découvert un trésor qu’il aurait lui-même préalablement caché, c’est tout simplement parce que c’est le cas : chez saint Anselme Dieu est déjà là.
Contrairement à ce qu'on affirme habituellement, l’argument ontologique n’a jamais été pensé comme une "preuve", c’est une explicitation rationnelle de sa propre foi de la part d’un moine ayant vécu au XIe siècle. C’est d’abord un exercice qui s’adresse au croyant "qui cherche à comprendre ce qu’il croit". La raison est mise au service d’une foi préalable, redécouvrant ce qu’elle connaissait déjà intuitivement.
A travers notre analyse moderne de saint Anselme, les préoccupations de notre époque s’impriment en négatif sur la sienne. Le fait est que nous avons besoin de preuves, pas eux.
La foi chez les modernes
Ce qu’il s’est passé, avec l’avènement de la modernité, est parfaitement symbolisé par l’abîme qui sépare la foi de saint Anselme de celle de Kierkegaard, à huit siècles de distance. Le premier croit parce qu'il est impossible de ne pas croire, le second parce qu’il est impossible de croire. La foi du premier est naturellement accordée à la raison, celle du second est l’aboutissement d’un drame existentiel. Pour l'un elle résulte d’un mouvement naturel, pour l'autre d’un saut. "La foi du charbonnier" contre "le chevalier de la foi".
Ainsi, c’est l’inexistence de Dieu, du moins son absence, qui prend pour nous la forme d’un gigantesque présupposé. La foi est devenue un problème de croyance (ce qu'elle n'était pas à l'origine) et nous relisons bien malgré nous l’œuvre d’un moine du XIe siècle dans l’espoir d’y débusquer une preuve.
Pour peu qu’on rapporte l’argument de saint Anselme à celui que Descartes a redécouvert sept siècles plus tard (Méditations métaphysiques), on remarque chez ce dernier que le chemin qu’il a fallu parcourir pour le redécouvrir fut bien plus long : "l’évidence de Dieu était toujours là mais il était déjà bien plus pénible de l’apercevoir à un esprit du XVIIe siècle".
De même, les "cinq voies naturelles", qui ouvrent la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin, s’enflent aujourd’hui de longs commentaires alors qu’elles tiennent pourtant sur cinq courts paragraphes vites expédiés, tant la question ne lui semblait pas faire difficulté : « L’existence de Dieu et les autres vérités concernant Dieu, que la raison naturelle peut connaître, ne sont pas des articles de foi mais des vérités préliminaires qui nous y acheminent ».
Ce renversement de perspective fut ainsi très bien rendu par Nietzsche dans Le Gai Savoir : ce que l’insensé d’Anselme chuchotait tout bas, "Dieu n’existe pas", celui de Nietzsche le crie à tue-tête sur la place publique, "Dieu est mort !". L’opposition est nette, le personnage mis en scène par Nietzsche ne récolte que rires et moqueries, comme si d’une époque à l’autre l’insensé avait changé de camp : il est folie désormais de croire en Dieu, comme auparavant il était folie de ne pas y croire.
« Désormais, ce ne sont plus nos arguments, c’est notre goût qui décide contre le christianisme »
Une hypothèse inutile
Au tournant de la modernité, les guerres de religions, la confrontation à des civilisations jusque-là inconnues (la découverte du nouveau monde), mais surtout l’émergence de la science moderne feront vaciller une foi jusque-là marquée par la certitude.
L’absence de Dieu dans l’Univers prendra progressivement la forme d’une évidence éclatante. Le XVIIe siècle scientifique aura escamoté Dieu, époque dont Pascal se faisait le témoin, perdu qu’il était dans « le silence éternel de ces espaces infinis ». La lanterne qu’agitera en plein jour l’insensé de Nietzsche doit lui assurer qu’il n’y a plus d’ombre où chercher et débusquer le Dieu caché pascalien (Deus absconditus).
L’homme pré moderne n’a jamais eu besoin de "preuves" : le spectacle de la nature lui suffisait amplement. « La preuve physico-théologique, qui veut que le spectacle de la nature manifeste l'art de son créateur, est à peine une preuve tant elle s'adresse d'abord au sentiment. Car "qu'il faille te louer, tout le montre, depuis la terre, les dragons et tous les abîmes" […] Il faudrait peut-être se demander si la foi ne s'est pas déjà un peu essoufflée chez ceux que l'argument ne touche plus avec la même évidence, pour la raison que leur regard s'est émoussé et n'a plus la fraîcheur des premiers matins ».
C’est bien cette "foi originelle" qui fut particulièrement édulcorée par la science. On connait bien l’anecdote : lorsque le marquis de Laplace publia son Traité de Mécanique céleste, Napoléon l’apostropha, furieux : « Comment, vous donnez les lois de toute la création et, dans tout votre livre, vous ne parlez pas une seule fois de l’existence de Dieu ! – Sire, lui répondit-il, je n’avais pas besoin de cette hypothèse ».
Aucun argument, aussi rationnel fut-il, ne remplacera jamais cette évidence première.
Laissons Olivier Rey conclure,
« La physique, au sens de connaissance mathématique de l'étant, devient l'horizon ultime de la connaissance du monde. Pas de la connaissance tout court - car Dieu, en surplomb, n'est pas éclairé par la science. Il ne l'est, en partie, que par les Écritures saintes. Mais celles-ci vont désormais souffrir, en regard de l'univocité mathématique, de leurs ambiguïtés, de leurs appels à l'interprétation. A défaut de pouvoir lever ces ambiguïtés, les hommes vont être de plus en plus tentés de se tourner vers les certitudes accessibles, de se confier à la science mathématique de la nature qui dispense un savoir univoque sur le monde. A priori, un tel savoir ne préjuge pas du reste. Et pourtant si. Car l'obtenir suppose une certaine orientation de la pensée, qui s’habitue à tenir l’univocité comme critère du vrai. A cette aune Dieu va se trouver, dans une mesure croissante, assimilé et résumé à ce que la science réclame de lui : la mise en œuvre du plan mathématique qu’elle a entrepris de révéler. Il deviendra horloger. Avant de s’effacer, pour ne plus laisser que l’horloge » (Itinéraire de l'égarement)