Quatre textes de jeunesse de Bernard Charbonneau, dont un co-écrit avec Jacques Ellul, datant de 1935 à 1945 — quand ils avaient la vingtaine ! Les pionniers de l'écologie en France, animant des groupes et des revues en Gascogne, s'inscrivaient à l'époque dans la mouvance personnaliste s'étant voulue une alternative contre le libéralisme, le fascisme, le communisme et la réaction à la fois. Leur texte co-écrit s'intitule ainsi Directives pour un manifeste personnaliste (1935) ; les autres textes sont de Charbonneau seul : Le progrès contre l'homme (1936), Le sentiment de la nature (1937), force révolutionnaire et An Deux Mille (1945).
Il s'en dégage un vaste projet de société révolutionnaire — mais non pas une révolution en tant que prise de pouvoir par la force, une révolution qui part de l'individu, de la personne, pour fonder des communautés sécessionnistes et in fine une contre-société dont le fonctionnement est décrit dans les grandes lignes, devant se substituer à la société des machines. Généralisation de la petite propriété privée, ascétisme technologique, collectivisation des usines, des pâturages, des forêts, organisation fédéraliste, Charbonneau et Ellul se réclament d'un anarchisme mais en dépassant « le dilemme contre lequel s'est brisé l'anarchisme : la contradiction entre son esprit personnaliste et sa philosophie scientiste. » Ce même esprit scientiste qui est à l'origine de tous les mythes politiques servis par l'idéologie qui entravent la compréhension concrète du quotidien et de ses implications en abusant les masses, via la propagande et les techniques de manipulation, en projets illusoires qui, fondamentalement, « ne changeront rien à la vie quotidienne. » Bernard Charbonneau revendique une « prise de contact avec le monde extérieur », l'abandon d'un jargon technicien ou scientifique ne faisant qu'éloigner la pensée de la réalité concrète : « J'ai réappris que l'homme est un être fini, sa raison ne peut saisir qu'une infime part du réel, jamais ma vie ne sera suffisante pour connaître tous les marbres, toutes les grottes, toutes les herbes et tous les poissons de la vallée d'Esparros. »
Ainsi préconise-t-il une « exégèse des lieux communs » devant, par delà les voiles de la science ou de la presse, aider à mieux saisir la réalité quotidienne de l'époque. Celle-ci est dominée par le système des machines, en ce sens où ce sont les machines qui imposent elles-mêmes leur propre mode de vie : ce n'est pas la société qui dirige les machines, mais la société qui s'adapte aux machines et à leur développement incontrôlé, chaotique, générateur de désordre et appelant, en retour, la nécessité de renforcer l'ordre de la société. Le système des machines aboutit au système de la technique en général : l'armée, l'administration, la politique politicienne, la police, la publicité sont également des techniques ; elles bâtissent un monde totalitaire, arraisonnant les modes de vie, déracinant les cultures locales, faisant des nations et des idéologies des abstractions vide de sens. A Moscou, à Paris, à Berlin, à Rome : c'est le même mode de vie qui règne. Aucun homme politique ne le changera, il est vain d'attendre quoi que ce soit de la politique : il faut s'en remettre aux personnes, à leurs capacités de créer une contre-société révolutionnaire.
Or, professe Charbonneau, « toute révolution est réactionnaire », en ce sens où toute révolution véritable ne peut se faire que contre le progrès. Le progrès, en effet, détermine par avance la direction prise par la société, et il s'agit généralement de s'adapter au monde façonné de façon involontaire par la technique. Une société personnaliste devra remettre la personne au centre de la vie sociale : sa liberté propre, sa dignité, ses désirs naturels (dont celui de vivre en relation avec la nature ; Charbonneau intronise explicitement le Rousseau du Discours sur les sciences et les arts et des Rêveries du promeneur solitaire comme ancêtre de cette révolution personnaliste) et par extension, la liberté des sociétés de choisir leur destin, ce que leur a retiré le développement de la technique. La bombe atomique, sujet du dernier texte du recueil, en est bien l'exemple : qui est son responsable ? Personne. Il fallait inventer la bombe atomique parce que Hitler prévoyait d'en faire une. Et comme il le note bien : « Comme tout évènement essentiel, il faut s'attendre à voir se déclencher les processus de justification qui permettent au monde d'assimiler l'inassimilable, d'autant plus inévitables que si l'emploi de l'énergie atomique risque d'être un danger mortel pour l'homme, la prise de conscience de ce danger risquerait d'être mortelle pour ce monde. » Comprenons que le silence médiatique ayant accompagné l'évènement, à l'exception d'un article d'Albert Camus, montre bien la servilité de la société vis-à-vis de la technique : la nouveauté est intégrée sans broncher, avec fatalisme, comme un donné inquestionnable qu'il ne faut qu'accepter, quand bien même cette nouveauté pourrait entraîner la possibilité inédite d'une autodestruction de l'humanité par elle-même.
Que faire ?
La prise de conscience de l'autonomie du technique n'est donc pas simple affaire de connaissance ; elle suppose un affaiblissement de cette volonté de puissance, de ce besoin de dominer les choses et les hommes, de cet activisme qui tient lieu à l'individu moderne de religion. Comme notre incapacité à constater la monstrueuse autonomie de nos moyens s'explique par un affaiblissement de l'exigence spirituelle, notre capacité à les dominer s'affirmera dans la mesure où nous saurons revivre un certain nombre de valeurs intemporelles. Dans la mesure où nous placerons instinctivement la personne solitaire avant la masse, avant la puissance collective le bonheur individuel, avant la maîtrise du monde extérieur le perfectionnement intérieur.
On ne peut qu'être admiratif par la virtuosité de cet esprit — et de cette plume ! — qui a si bien su comprendre avant tout le monde l'enjeu de la société moderne — percevant déjà ce souci de faire sécession, d'organiser une contre-société, on ne peut plus actuel, face au sentiment d'impuissance contre une société de plus en plus totalitaire imposant ses normes et ses règles en dépit de ses convictions politiques, affectives, spirituelles profondes ! Charbonneau n'a obtenu de son époque qu'un silence retentissant — la plupart de ses œuvres ont été publiées à compte d'auteur. Il ne reste qu'à nous de nous en saisir pour mieux comprendre les enjeux de notre époque et les solutions qui pourraient s'imposer.