Le premier roman de Philip K. Dick... Et même son tout premier récit, si l'on oublie une courte nouvelle assez mauvaise et foutraque, « Stabilité », écrite en 1947. Environ deux ans après ces vocalises littéraires, Dick débute donc la rédaction de « Ô nation sans pudeur », roman tellement méconnu qu'il était, jusqu'ici, toujours inédit en français.


J'avoue avoir nourri quelques soupçons sur ce "fond de tiroir" à la réputation guère folichonne: Dick n'est jamais encensé pour ses romans réalistes et celui-ci subit, en outre, les inévitables errements d'un écrivain débutant. Mais comme j'avais finalement été très surpris par son second roman, « Les voies de l'asphalte », lui aussi réaliste, et que, en plus, je me suis lancé dans la lecture de son intégrale, je ne pouvais plus reculer. Conclusion: nouvelle agréable surprise au bout du chemin !
« Ô nation sans pudeur » se veut un livre-somme: récit initiatique, drame amoureux, interrogation philosophique sur la réalité du monde, tout se mélange et finit par s'ordonner dans une expérience littéraire de l'ennui. Car, soyons clair, il n'y a pas vraiment d'action dans ce roman. Il y a par contre beaucoup de réactions, psychologiques pour la plupart. L'une des clés de compréhension de l'oeuvre se trouve vraiment dans l'analyse de l'ennui, considéré du point de vue de la suspension temporelle. Momentanément mis à l'écart de la vie réelle et de la marche du monde (l'arrivée des communistes chinois chassant les capitalistes américains), les trois héros, Carl, Barbara et Verne vont entrer dans un univers parallèle, un Eden spirituel au croisement de la Genèse et de l'Apocalypse. Leur ancien monde est détruit, et ils disposeront de nombreuses journées pour y repenser dans plusieurs flashbacks qui éclaireront assez brillamment leur personnalité. Cette parenthèse dans la réalité est en fait un « moment décisif », pour reprendre l'expression de Verne, où chacun aura le choix entre revivre indéfiniment son passé, dans une boucle tragique le menant vers la destruction, ou prendre un nouveau départ, une nouvelle genèse.
Bien loin d'être prosaïque, le roman se pare donc très vite d'atours modernistes, presque expérimentaux: régulièrement, l'univers pourtant très réalistement décrit se fissure, se courbe, se réorganise via la subjectivité des trois protagonistes. Les réflexions philosophiques et spirituelles fusent, et le voyage mental proposé est finalement digne de ce qu'on est en droit d'attendre de l'un des plus grands romanciers du XXème siècle.
Cet aspect très spirituel est surtout présent dans la seconde moitié du roman. La première est un peu plus aride et davantage centrée sur les problèmes sentimentaux de Barbara et de Verne. C'est fait de très belle façon, dure, intelligente et étonnamment crédible pour un auteur d'à peine plus de vingt ans. Mais c'est aussi la partie la plus lente du roman. Les silences, très nombreux, parviennent à créer de véritables moments de tension lors des dialogues. Seulement, leur utilisation un peu abusive alourdit considérablement certains chapitres au point de devenir plutôt pénibles à suivre. Il n'est pas rare que Dick décrive comment deux personnes s'assoient l'une devant l'autre... pour se regarder sans rien se dire !
Si vous souhaitez jeter un oeil à un roman finalement pas si mainstream et qui contient déjà en germe tout le programme littéraire de Philip K. Dick, et si un début un peu laborieux ne vous fait pas peur, alors foncez. Une très bonne surprise, baignée de détresse, d'alcool, de sexe et de jazz, principalement destinée, toutefois, à ceux qui témoignent déjà d'un grand intérêt pour l'auteur et qui pardonneront volontiers quelques errements pour se concentrer sur l'essentiel...
Amrit
7
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le 12 oct. 2013

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