Le livre du philosophe Stéphane Madelrieux, un spécialiste des philosophies contemporaines anglaises et françaises, se classe dans la catégorie des livres "critiques", c'est-à-dire ces livres dont l'ambition est avant tout de remettre en question, soit un concept insuffisamment questionné (dans ce genre, cf. par exemple ma critique précédente de L'Anti-nature de Clément Rosset), soit la pensée d'auteurs préexistants, et non de construire une philosophie propre (même si l'auteur précise bien que ce volume sera bientôt suivi d'un autre à visées plus "constructives").
Bien entendu, l'efficacité de ce genre d'ouvrage va être directement proportionnelle à la radicalité de la remise en question proposée et sa capacité à nous ouvrir de nouvelles perspectives sur les sujets discutés. Ici, le philosophe nous propose principalement une relecture de l'histoire de la philosophie et d'une partie de la critique littéraire du XXème siècle au travers de la notion - apparemment oxymorique - "d'empirisme métaphysique" (en opposition à "l'empirisme naturaliste"): ainsi, suite aux critiques émises à l'encontre de la métaphysique classique (d'origine antique et médiévale, qui opposait un "monde des apparences" et "un monde des réalités dernières" - monde des idées, monde divin, etc. -, "transcendant" notre monde "immanent") par les philosophes empiristes et matérialistes à partir du 18e siècle, certains philosophes ont tenté, selon Madelrieux, de réactiver par la suite le dualisme porté par l'ancienne métaphysique en la réinjectant au cœur-même de notre monde immanent/phénoménal ; ce nouveau dualisme, ou empirisme métaphysique, tente ainsi de mettre en évidence une opposition "de nature" (et non simplement de degré) entre nos vies/expériences quotidiennes et des expériences exceptionnelles/"radicales", qui seraient à même de nous révéler la vraie nature des choses.
Ce programme philosophique (ces thèses de départ partagées par des lignées de philosophes de différentes générations) se développe principalement dans deux directions apparemment opposées:
- certains philosophes (comme Bergson, Wahl ou Deleuze - pour ceux étudiés plus en profondeur dans l'ouvrage) vont identifier ces expériences radicales, à mêmes de nous révéler la réalité dissimulée sous un quotidien aliénant, à des "expériences pures", nettoyées de toutes les constructions socio-psychologiques qui sont venues s'interposer entre nos représentations quotidiennes et la réalité première telle qu'elle est.
- d'autres penseurs (Bataille, Blanchot et Foucault) vont eux valoriser des "expériences-limites" (l'extase érotique, esthétique, mystique, la douleur, la mort, etc.), comme susceptibles de déchirer le voile des apparences pour nous révéler la réalité des choses, ces expériences n'étant alors pas à considérer comme simplement plus intenses d'un point de vue quantitatif, mais "qualitativement différentes" et pouvant entraîner un véritable changement de "paradigme" chez celui qui les éprouve (le parallèle avec l'épistémologie s'arrêtant là, ces courants de pensées ayant aussi pour tendance à développer un discours anti-rationaliste, anti-scientifique...).
Ayant distingué ces deux tendances, Stéphane Madelrieux nous indique toutefois que cette opposition apparente est largement à relativiser: ainsi, la plupart des auteurs couverts ont souvent pensé "expériences pures" et "expériences-limites" comme deux versants complémentaires d'une même épiphanie, comme deux moments successifs ou alternants, voire simultanés, d'un même parcours philosophique devant mener à expérimenter le "vrai". Ainsi, ce qui relie peu ou prou l'ensemble des penseurs de "l'empirisme métaphysique", c'est un rejet de l'expérience quotidienne, banale, mais aussi plus largement du pragmatisme, de l'aspect pratique/instrumental de nos existences (ce qui inclut tout travail utilitaire), qu'ils associent à une véritable décadence de l'expérience humaine. Cela les pousse souvent à aboutir à des thèses anti-humanistes, ou à tout le moins qui tendent à nier l'importance du sujet conscient et de sa capacité à agir véritablement sur l'univers (Madelrieux présente ce courant, du fait de cette caractéristique, comme un versant obscur de l'existentialisme sartrien, ce dernier étant lui aussi centré sur l'expérience humaine et son rapport au monde, mais prônant, plutôt qu'un repli sur une expérience pure et/ou une fuite vers des expériences limites "métaphysiques", une acceptation et une optimisation de l'expérience humaine quotidienne).
Se met ensuite en place, entre auteurs de différentes générations, une véritable concurrence (on pourrait parler de course à l’échalote conceptuelle) pour être le plus radical, dont l'auteur montre bien le mécanisme (Deleuze propose ainsi une lecture radicalisée de Bergson, elle-même inspirée de Wahl; Blanchot radicalise Mallarmé et Bataille, etc.). Cela impacte également la langue-même employée par certains des auteurs: ceux-ci cherchant toujours à décrire via leur écriture des expériences radicales de plus en plus insaisissables (sur le modèle de la théologie négative, qui surenchérit constamment autour d'un concept central vide), leur prose devient au fil du temps de plus en plus hermétique, gage valorisant de "profondeur"...(quiconque a lu un peu de Blanchot ou de Deleuze comprendra parfaitement). Mais on notera aussi qu'à l'inverse, d'autres auteurs ont su développer, pour justifier in fine leurs visées métaphysiques, des analyses "pragmatistes" sur l'expérience quotidienne humaine, qui se révèlent parfois paradoxalement plus intéressantes et puissantes intellectuellement que les épiphanies métaphysiques annoncées (cf. notamment à ce sujet un auteur comme Bergson, que je connais bien, et dont les analyses "non-métaphysiques" servant à introduire/justifier ses intuitions métaphysiques ultérieures ont bien mieux vieilli que le reste de sa pensée...Je renverrais par exemple à ma critique des "Deux sources de la morale et de la religion" , ouvrage qui est en quelque sorte, par son naufrage-même, un parfait exemple des écueils de l'empirisme métaphysique et de ses voies sans issues; mais on pourrait penser également à un auteur comme Foucault).
Un autre point qui m'a particulièrement intéressé dans l'ouvrage sont les développements de Stéphane Madelrieux (autour de Blanchot notamment, mais aussi de Foucault) sur les implications notables qu'a eu l'empirisme métaphysique en matière de théorie esthétique: radicalisant une vision héritée du romantisme (l'image du génie solitaire en butte avec son époque industrielle), les auteurs en question ont banalisé l'idée de l'art (et en particulier de la littérature) comme une "expérience-limite" à part entière, qui offrirait la possibilité, une fois détachée de son usage quotidien, pratique, "bas", etc. d'accéder à un "espace littéraire" autonome, valorisé ontologiquement; surfant sur le structuralisme, la linguistique, mais également la théorie poétique "de l'art pour l'art" mallarméenne (qui relève d'une véritable mystique du langage), la littérature devient tout autant une instance repliée sur elle-même et auto-justifiée qu'une pratique capable de nous connecter avec une réalité supérieure (cf. par exemple aussi Proust qui s'inscrit très bien dans ce schéma, avec son opposition entre un moi social et un moi intérieur artistique "profond"). On est bien là à la source de la fameuse dissociation radicale entre l’œuvre et son auteur, encore prônée par beaucoup aujourd'hui comme une évidence non-discutable.
L'ouvrage se développe sur quasi-400 pages et est assez dense et même parfois assez technique; ce serait donc, au-delà des grandes thèses développées ci-dessus, illusoire de chercher à résumer tous ses aspects dans une critique telle que celle-ci. Je vais donc m'arrêter là. Ce livre me laissera un bon souvenir, d'une part parce qu'il est bien écrit et se laisse parcourir avec plaisir (même si je confesse que la fatigue m'a parfois fait sauter quelques paragraphes, l'auteur ayant parfois tendance à répéter un peu en boucle les mêmes thèses, ou bien à se lancer dans des développements très pointus sur certains philosophes, qui présenteront forcément un intérêt limité pour ceux qui ne seront pas extrêmement familiers de leur œuvre). Il faut bien garder à l'esprit que cette proposition ne s'adresse clairement pas à tout le monde; avoir des bases en philosophie française contemporaine et en théorie littéraire sera évidemment un plus pour en apprécier tous les mérites, voire pour l'apprécier tout court (dans mon cas particulier, je peux dire merci à ma formation en classe préparatoire littéraire, qui m'aura au moins fait parcourir la plupart des auteurs analysés). Mais une fois ce filtre passé, force est de constater que la thèse de l'auteur se révèle extrêmement éclairante pour comprendre et structurer a posteriori un pan entier de l'histoire intellectuelle française, et même européenne (au-delà des évolutions conceptuelles apparentes et des différences de génération). Je pense donc que je lirai la suite annoncée de cet ouvrage, qui se penchera sur le "pragmatisme" et "l'empirisme naturaliste", après la critique radicale de la profondeur creuse de "l'empirisme métaphysique" développée dans ce 1er volume.