Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/06/projection-privee-de-kazushige-abe.html
J’ai fait les choses à l’envers : après avoir lu et beaucoup aimé le pavé Sin semillas puis le très court Nipponia nippon, je suis retourné à la première publication française d’Abe Kazushige, Projection privée (et, sauf erreur, il n’y en a pas eu d’autre au-delà des trois citées). Ce livre a compté dans la carrière de l’auteur (alors âgé d’une trentaine d’années), en remportant un beau succès au Japon – clairement, c’est le livre qui l’a fait connaître.
Avec quelque chose d’opportun ? Projection privée paraît en 1997 – soit l’année suivant la parution d’un autre roman, très célèbre, et dont on ne peut pas ne pas parler en l’espèce : Fight Club, de Chuck Palahniuk. De fait, le roman d’Abe fait beaucoup, beaucoup penser à celui de l’écrivain américain, au point où c’en est un peu suspect… Plagiat, commentaire critique, pastiche, parodie ? Ou seulement l’air du temps, en toute... innocence ? Je n’ose pas trancher – même si je vais tâcher d’avancer quelques éléments dans cette chronique un peu désabusée. Mais les liens entre les deux romans me paraissent vraiment marqués, et j’ai vraiment du mal à envisager la possibilité qu’Abe Kazushige ait pu écrire son roman sans rien savoir de celui de Palahniuk. Or, je le crains, cela joue déjà en défaveur de celui d’Abe ; c’est que celui de Palahniuk est vraiment bon…
Projection privée adopte la forme d’un journal intime, tenu par un certain Onuma, projectionniste dans un cinéma de second ordre à Shibuya. Un boulot pépère – rien de très ambitieux, pour l’étudiant en cinéma qu’il était (comme l’auteur), même s’il lui offre, de manière discrète, les pouvoirs d’un démiurge secret, quand il insère dans les films qu’il projette des bandes issues d’autres films… Tiens, comme dans Fight Club, sauf erreur.
Mais Onuma a son côté sombre – je veux dire, au-delà de son goût douteux pour les chansons de Julio Iglesias (exégèses à la clef) : une certaine attirance pour la violence, et un certain talent pour ça. Une expédition punitive, à la requête d’un collègue jeune et falot, contre des lycéens décidément très mal élevés, en fait bientôt l’éloquente démonstration – il y en aura d’autres.
C’est qu’il a suivi le Cours. L’institution, fondée par le mystérieux Masaki, peut être envisagée originellement comme un club de formation à l’autodéfense, qui enseigne des techniques de fight, et au-delà de survie, et, comme de juste, se révèle finalement bien davantage, quelque part entre la secte façon Aum Shinrikyô, la société secrète insurrectionnelle vaguement fascisante et le centre de formation pour yakuzas d’élite… ou pour espions lambda, ou pour navrants voyeurs, notamment via les techniques de surveillance (un thème qui, décidément, obsède Abe Kzaushige, il est présent dans ses trois romans traduits en français !). Mais, globalement, c’est comme dans, en gros, oui. Onuma et ses copains de l’école de cinéma devaient simplement, à la base, tourner un documentaire de fin d’études sur Masaki, mais ils se sont retrouvés embrigadés dans son Cours, laissant tomber tout le reste. Masaki est un de nos Tyler Durden, du coup. On en dérive sans surprise le rôle d’Onuma.
Le Cours, pour lui, c’était supposément du passé – mais voilà qu’Onuma apprend la mort, dans un « accident de voiture », de quatre de ses anciens condisciples, tandis qu’un autre, Inoue, reprend contact avec lui, révélant certaines choses, en dissimulant d’autres, et mentant plus qu’à son tour. Exactement ce qu’il faut faire avec un paranoïaque ! Car Onuma a visiblement quelques petits problèmes à cet égard. De l’accident, il élabore une complexe théorie du grand complot global anti-Lui, où les assertions d’Inoue ont leur part ; bientôt, les yakuzas sont de la partie – plusieurs gangs, qui s’affrontent, avec Onuma au milieu ; et un film secret, forcément bourré d’indices, mais cryptés, il faut en percer le code ; du sordide, à base de pédopornographie et de prostitution juvénile (enjo kôsai) ; et même un deal de plutonium !
Tout cela dans un monde de mensonges et de tromperies – Onuma ne peut avoir confiance en personne… et surtout pas en lui-même. Nous ne devons donc pas avoir confiance en lui nous non plus – dès les premières pages, c’est comme s’il nous braillait : « JE SUIS UN NARRATEUR NON FIABLE ! JE SUIS UN NARRATEUR NON FIABLE ! » On en conclut sans trop de peine que, s’il se fait un film, ou semble se faire un film, il en fait peut-être un aussi pour un spectateur privilégié…
Et notre projectionniste qui fut (?) documentariste parsème bien sûr son journal de tableaux d’un Japon en crise, morale en même temps qu’économique, une société folle et aliénante, faite de travers mesquins et de vices plus ou moins avoués ou plus ou moins conscients, une société où la violence a assurément sa place. Cette fois, malgré le plutonium, Abe Kazushige ne vire peut-être pas autant dans le délire apocalyptique que Chuck Palahniuk, il adopte un point de vue peut-être plus intime, mais les liens ne manquent cependant pas à cet égard – jusque dans le côté « la philo pour les nuls », délibérément chez les deux supposé-je.
C’est que nous avons affaire à deux petits malins. Et, comme souvent, c’est là à la fois un atout et un handicap. À la comparaison, cependant, je tends à croire que Palahniuk est celui qui s’en sort le mieux à cet égard : Fight Club est un roman roublard, il scintille de trucs de petit malin, mais il fonctionne très bien en tant que tel, et le petit jeu entretenu par l’auteur avec son lecteur, même très méta-machin ou post-bidule, ne va pas jusqu’à transformer le roman entier en plaisanterie d’un goût plus ou moins douteux – il y a davantage, et déjà, c’est un peu la base, une bonne histoire, de bons personnages. Chez Abe Kazushige, le dispositif trop voyant ne m’a pas permis de m’immiscer véritablement dans une histoire dont les outrances dénoncent sans cesse le caractère de blague (pas si drôle) ; la conclusion est comme de juste le point culminant de ce dispositif, mais fonctionne plus ou moins bien – là où l’auteur, tout sourire, semble nous balancer enfin un « Ah, ah ! Je t’ai bien eu ! », le lecteur (nébalien en tout cas) est tenté de lui répondre que, non, pas vraiment, car cela n’a pas vraiment fonctionné ; c’était trop voyant, on s'attendait dès le départ à quelque chose du genre… L’air du temps, admettons, a pu seul justifier l’écriture de ce roman, mais ce dispositif incite tout de même sacrément à chercher du côté des hypothèses du commentaire critique ou de la parodie. Et, au jeu du petit malin, j’ai bien peur qu’Abe Kazushige, en désirant en rajouter encore une couche, est finalement tombé dans le piège plus ou moins consciemment tendu par Palahniuk, méta-machin ou post-bidule – ceci étant, Palahniuk lui-même l’a fait par la suite…
Mais il faut enfin évoquer un ultime gros problème de Projection privée… La plume est très, très lourde, et bien trop (maladroitement) « soutenue », même dans les dialogues, pour convaincre – ces gens-là ne parlent pas comme des yakuzas à la petite semaine, etc. Tous leurs mots sonnent faux. Absolument tous. Et, là, non, je refuse qu’on me réponde « méta-machin ou post-bidule », ça serait pousser le petit jeu bien trop loin. Est-ce le style originel, est-ce la traduction ? Sans la possibilité de recourir au texte japonais, je ne peux sans doute pas me montrer catégorique, ici, mais je tends tout de même à pencher vers la deuxième hypothèse – d’autant que j’y trouve souvent un rendu bien trop « littéral » qu’on s’expliquerait mal dans l’original. Le traducteur, plus tard, accomplirait un bon voire très bon travail sur, entre autres, les deux autres romans d’Abe Kazushige disponibles en français, Sin semillas et Nipponia nippon, mais, dans Projection privée, non, ça ne va pas…
Grosse déception, donc, que cette Projection privée, qui me paraît rater son coup et m’a plus ennuyé qu’autre chose, en dépit de son format assez bref. L’auteur a assurément démontré par la suite qu’il pouvait écrire des choses bien plus intéressantes, et je serais tout à fait preneur d’autres traductions – mais ce premier titre traduit, disons-le, m’a fait l’effet d’être… mauvais.
Hélas.