Comment expliquer la prégnance du racisme alors que les races n'existent pas ?

Publication originale : https://journals.openedition.org/lectures/41202


Il n’est plus question aujourd’hui de remettre en cause l’inexistence biologique de la race chez l’humain. Pourtant, comment expliquer la prégnance des comportements qui se réfèrent à la race que cela soit pour dénoncer la perpétuation des blackfaces ou l’utilisation du terme « contrôle au faciès » pour parler de profilage racial dans le contexte français ? Même si nous savons que la race n’est qu’une construction politique, comment se fait-il que nous ayons toujours l’impression que nos yeux ne nous trompent pas quand nous remarquons la couleur d’un corps, que nous la comparons et catégorisons, consciemment ou non ? Nous aimerions ne plus utiliser le mot « race », mais il est si prégnant pour comprendre nos sociétés actuelles qu’on ne peut s’en passer. Dans cet ouvrage qui réunit pour la première fois la traduction française de trois conférences prononcées initialement en 1994 par Stuart Hall, sociologue britannique, ancien directeur du Centre for Contemporary Cultural Studies de Birmingham et professeur à l’Open University de Londres, répond à cette tension en cherchant à appréhender comment fonctionnent les significations sociales de la race, de l’ethnie et de la nation.



Même si nous savons que la race n’est qu’une construction politique, comment se fait-il que nous ayons toujours l’impression que nos yeux ne nous trompent pas quand nous remarquons la couleur d’un corps, que nous la comparons et catégorisons, consciemment ou non ?



Dans la première conférence, Hall dialogue avec W.E.B. Du Bois sur les ambiguïtés de la race. Pour Hall, la déconnexion qu’a subi la race de tout fondement biologique, puis sa déconstruction socio-historique, ne suffisent pas pour se débarrasser du sens qu’a porté ce mot durant des siècles. Le racisme est un langage porteur de sens et la race est au sein de ce langage un signifiant glissant, désarticulé du signifié auquel il était à l’origine associé. Pour autant, ce signifiant a des effets réels et une existence socio-historique, rendue possible par une volonté de puissance (p. 42). L’acte de resignification des populations afro-caribéenne et asiatique est au cœur des conflits politiques lorsqu’elles subvertissent le sens du mot « race », ou l’utilisent dans des sens positifs et détournés, comme lorsque les expressions « niger » ou « brother » sont utilisées par des Afro-Américains pour s’interpeller tout en signifiant qu’ils sont membres d’une même communauté qui à l’origine n’a pas été choisie. Hall met en avant la situation critique des États-nations engagés dans le processus de mondialisation. Reprenant Butler, Hall réaffirme que le « naturel a toujours une histoire »2 et que la race ne peut être comprise ni comme un système auto-référencé, détaché de toute considération matérielle, ni comme un système avec pour seule dimension la dimension biologique ou matérielle. Elle résulte d’une perception déjà sociale et politique des corps.



Les frontières de l’identité sont perméables. Ainsi, le retour de l’utilisation du mot « ethnicité » dans les démocraties libérales témoigne d’un retour en force des identités particulières



Dans la seconde conférence, Hall discute de la proposition d’Anthony Appiah de se débarrasser de la race au profit de l’ethnicité [3]. Cette solution est problématique pour Hall, car l’ethnie est utilisée pour désigner une appartenance à un groupe en fonction d’une langue, de coutumes, d’une religion et de croyances. Cette appartenance est construite autour de deux modalités. La première repose sur les « formes fermées », constituées par un fort sentiment d’appartenance ancré dans la géographie et les liens du sang et de parenté. Cette modalité est aussi essentialisante que la race. La seconde modalité semble plus acceptable, car elle repose sur des « formes ouvertes » d’appartenance : l’identification collective y est sujette à des circonstances historiques variables. Dans ces formes, les frontières de l’identité sont perméables. Ainsi, le retour de l’utilisation du mot « ethnicité » dans les démocraties libérales témoigne d’un retour en force des identités particulières, propres aux « formes fermées » de l’appartenance, qui étaient pourtant présentées comme vouées à la disparition au profit d’un universalisme civique et rationnel, propre aux « formes ouvertes ».



L’accélération des migrations mondiales vient déstabiliser les imaginaires nationaux, mais n’affaiblit pas pour autant la puissance des fantasmes nationaux et la prégnance des identités particulières.



Dans la troisième conférence, Hall déstabilise un peu plus le terme d’ethnicité en le confrontant à ses contradictions. Pour cela, il le lie avec le concept de nation. Les deux concepts entretiennent une relation ambivalente et complexe. L’accélération des migrations mondiales vient déstabiliser les imaginaires nationaux, mais n’affaiblit pas pour autant la puissance des fantasmes nationaux et la prégnance des identités particulières. La nation tient son succès de sa capacité à traduire « les confusions et les échecs de la contingence historique en quelque chose qui devient intelligible » (p. 137). Hall décrit l’importance du récit qui est pour lui un médium indispensable dans la construction des États-nations modernes, car il permet de convaincre des personnes disparates de se reconnaître dans une identité partagée. L’identité a besoin de coordonnées spatiales et temporelles afin de créer un sentiment d’appartenance. Quant à la culture, l’étude de l’histoire caribéenne permet à Hall de la voir comme une articulation d’éléments culturels divers, hiérarchisés dans des cadres fermés, imposés par le pouvoir colonial. Cette articulation et les coordonnées des identités qui y sont rattachées sont mises à mal par la mondialisation, qui déstabilise les cadres fermés imposés par le pouvoir colonial. La centralité de la nation s’affaiblit au profit de la diaspora comprise « comme un réseau polycentrique de trajectoires transculturelles donnant à la culture noire son dynamisme transnational » (p. 180). Malgré ses analyses pessimistes, Hall ouvre sur une espérance : la promesse de créer d’autres façons de gérer la différence par des processus d’hybridation qui conduisent à une transculturation.



les arguments de Hall pourront séduire les plus matérialistes : ils rappellent que la race n’est pas qu’une articulation sémantique, qu’elle a une existence historique, sociale et des conséquences matérielles bien réelles



La traduction française de ces trois conférences, prononcées il y a près de 25 ans, renforce l’assise francophone du concept d’intersectionnalité de Kimberlé Crenshaw, qui reste toujours l’objet d’une percée prudente en France, notamment par la prévalence des approches matérialistes fondées sur la classe. Cependant, les arguments de Hall pourront séduire les plus matérialistes : ils rappellent que la race n’est pas qu’une articulation sémantique, qu’elle a une existence historique, sociale et des conséquences matérielles bien réelles. Il est également important de noter que l’ouvrage s’adresse à un public déjà familier avec les analyses discursives. Enfin, le propos de l’auteur est parfois sibyllin lorsque ses analyses abstraites réfèrent à des contextes qui ne sont pas toujours clairement identifiés, une limite importante si l’on considère l’objectif de Hall de rendre compte des variations socio-historiques de la signification sociale de la race.


1 Hall Stuart, « Race, Articulation and Societies Structured in Dominance », in Unesco (dir.), Sociological theories: race and colonialism, Paris, Unesco, 1980, p. 305-345.
2 Butler Judith, Ces corps qui comptent : de la matérialité et des limites discursives du sexe, Paris, Amsterdam, 2018, p. 26.
3 Appiah Anthony Kwame, « The Uncompleted Argument: Du Bois and the Illusion of Race », in Henry Louis Jr. Gates, Anthony Kwame Appiah (dir.), « Race », Writing and Difference, Chicago, University of Chicago Press, 1985, p. 36.

Salvor_Hardin
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le 22 oct. 2021

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