Il faut d'abord souligner la qualité d'écriture de cet ouvrage universitaire à la fois clair, succinct, et sachant admirablement faire vivre la puissance littéraire des auteurs que Löwy et Sayre étudient.


Tour à tour, ce sont les incertitudes abreuvées d'espérance mystique puis les déceptions noires de Coleridge face à la Révolution française ; le flamboiement inextinguible de John Ruskin, inépuisable contempteur de l'industrialisation victorienne ; la révolte totale d'André Breton et des surréalistes contre toutes les institutions de leur temps, ainsi que leurs rêveries mythologiques devant renouveler la culture sur le cadavre de la civilisation ; la violente révolte antimoderne de Mai 68 et des situationnistes contre les « bagnoles », la science et les technocrates ; puis le mysticisme socialiste de Charles Péguy et d'Ernst Bloch. Et même, dans un « excursus : marxisme et romantique », la flamme romantique du jeune Marx et de Engels se passionnant pour les structures sociales archaïques pour y puiser l'inspiration d'un communisme à venir, puis de Rosa Luxembourg et, de façon plus tourmentée, de György Lukacs.


Cet « excursus » est lourd de sens. Voici comment les auteurs définissent le romantisme :



Selon nous, le romantisme représente une critique de la modernité, c'est-à-dire de la civilisation capitaliste moderne, au nom de valeurs et d'idéaux du passé (pré-capitaliste, pré-moderne). On peut alors dire que le romantisme est, depuis son origine, éclairé par la double lumière de l'étoile de la révolte et du « soleil noir de la mélancolie » (Nerval). (p. 30)



Les deux auteurs discutent et réfutent à peu près toutes les thèses élaborées jusqu'alors sur le romantisme afin de voir, dans le romantisme, non pas un phénomène culturel ou strictement artistique limité à une chronologie restreinte (en général, le XIXe siècle), mais une « vision du monde » née au XVIIIe siècle (avec Rousseau notamment) et toujours présente aujourd'hui, quoi que de façon diffuse. On comprend en fait que pour les auteurs, le romantisme est un corollaire obligé du monde capitaliste moderne en ce sens où il est une réaction nécessaire, spontanée, puisant dans le fond de la nature humaine les forces d'une contestation radicale, d'une révolte contre le monde moderne, contre le capitalisme bourgeois, le règne de l'argent, l'aliénation de l'homme, l'écrasement de l'individu dans la norme totalisante, et la désagrégation des liens sociaux communautaires qui va de pair — « la disparition de la patrie » comme dirait Heidegger, « destinée à devenir mondiale. »


Heidegger, justement. Il est bien mentionné à plusieurs endroits comme représentant d'un romantisme contemporain — mais d'un romantisme réactionnaire.


D'emblée, les auteurs assurent effectivement que le romantisme fut d'abord réactionnaire, quoi que de façon ambivalente (il ne s'agissait pas de rejeter en soi l'idée d'une émancipation de l'homme mais plutôt de montrer que le monde moderne, porté par les Lumières, conduisait au contraire à son aliénation, à une aliénation plus grave encore), mais très rapidement, il s'agit surtout pour eux de montrer, en sélectionnant à dessein les auteurs et mouvements étudiés, comment ce caractère réactionnaire a pu alimenter la flamme d'une authentique révolte socialiste et utopique. Nous parlions d'aliénation — les auteurs font le lien entre l'aliénation par la science, le commerce et les techniques observée et critiquée par les premiers romantique du XVIIIe siècle, et le concept d'aliénation marxien, qui viendrait de sa « jeunesse romantique. »


A ce stade, j'ai eu l'espoir de voir dans l'approche de Löwy et Sayre comme une main tendue depuis la gauche vers la réaction — ce qui est bien rare dans ce sens-là. Au contraire, une typologie est rapidement établie pour répartir les différents romantiques dans le spectre gauche-droite, où les extrémistes sont les « restitutionnistes », c'est-à-dire ceux voulant restaurer un passé perdu, et les « fascistes. »


On pourrait donc regretter que tant d'aspects du romantisme aient été écartés, ou à peine mentionnés : le symbolisme, les Wandervögel (« oiseaux migrateurs ») du début du XXe siècle en Allemagne, le mouvement Volkisch, certains aspects du fascisme dans l'entre-deux guerre, les mythologues, de Frazer à Eliade en passant par Jung et Dumézil ; Rilke, Jean Giono, Armel Guerne, Jacques Ellul, les critiques de la Technique et les premiers écologistes (seuls les écologistes sociaux sont mentionnés), la Nouvelle Droite en France... C'est-à-dire, tous ces romantismes ayant alimenté une critique de la modernité mais sans proposer d'utopie de type socialiste en retour.


Certes, le livre aurait sans doute doublé de volume — et on peut dire qu'il tourbillonne déjà en références éparses, toujours pertinentes et finement analysées, comme autant de renvois, d'incitations à aller voir !


Il n'en demeure pas moins que l'objet de ce dernier se clarifie ainsi : il s'agit comme d'une tentative d'insuffler, par l'exemple de mouvements et d'auteurs du passé, une nouvelle flamme romantique au combat marxiste retrouvant ainsi son authenticité originelle : il s'agirait du « vrai » marxisme de Marx et d'Engels, celui d'avant « les IIe et IIIe internationales puis du plan quinquennal de Staline qui ont consacrés le modernisme et l'industrialisation pour faire du socialisme un simple capitalisme d'Etat » pour reprendre à peu près les termes des auteurs. Reconnaissons tout ce qu'a de fort stimulant cette perspective en ce qu'elle démontre les ponts insoupçonnés ayant existé entre une tradition a priori fondamentalement réactionnaire et une autre qui rejette en principe et par principe tout ce qui provient de la réaction.


Il faut aussi souligner, pour expliquer ces choix, que l'objectif du livre est également de montrer la persistance, presque sans changement interne majeur, du romantisme depuis la Révolution française jusqu'à nos jours, en s'arrêtant précisément sur une personnalité en particulier pour illustrer une figure romantique forte face aux différentes évolutions du capitalisme — montrant ainsi par ailleurs le caractère de plus en plus sombre et désespéré du romantisme face aux progrès croissants du monde bourgeois.


Néanmoins, c'est bien ainsi que les auteurs concluent dans les toutes dernières lignes de leur ouvrage :



[L']utopie a des racines puissantes dans le présent et dans le passé : dans le présent, parce qu'elle s'appuie sur toutes les contradictions de la modernité pour faire éclater le système, et dans le passé, parce qu'elle trouve dans les sociétés prémodernes des exemples concrets et des preuves tangibles d'un mode de vie qualitativement différent, distinct (et à certains égards supérieurs à) la civilisation industrielle capitaliste. Sans nostalgie du passé, il ne peut pas exister de rêve d'avenir authentique. Dans ce sens, l'utopie sera romantique ou ne sera pas. (p. 303)



On retombe ainsi sur la dialectique historique marxienne, allant d'un communisme primitif vers un communisme nouveau, c'est-à-dire de l'Âge d'or perdu puis retrouvé, parfois en mieux, des romantiques des origines.


Un rapprochement des plus téméraires, mais ô combien stimulant !

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le 31 oct. 2023

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