Sapiens
7.7
Sapiens

livre de Yuval Noah Harari (2011)

Un story-telling structuré mais scientifiquement bancal

Sapiens est un conte de Yuval Noah Harari racontant les 20 000 ans de péripéties de la seule espèce survivante du genre Homo: Sapiens. Je dis bien conte, car la dénomination d'«histoire», avec sa connotation scientifique, est selon moi usurpée. Même si l'essai est efficacement structuré autour d'une succession de «révolutions» (évolution de Sapiens, agriculture, écriture, empire, monnaie, religion, science moderne, capitalisme) et malgré l'abondance des citations d'articles de recherche, le contenu scientifique de l'ouvrage reste très approximatif.


Pour rester au plus près de l'original hébreux, j'ai décidé de lire la version anglaise dont la traduction a été supervisée par l'auteur lui-même. En effet, la version française impressionne par sa faible qualité. On y croise par exemple des "chats à dents de cimeterre" au lieu de "tigres à dents de sabre", qui est l'expression consacrée en français.


Le conte est puissant et la démarche de l'auteur intéressante. J'apprécie les sauts dans le temps et dans l'espace que justifie une mise en perspective de l'histoire humaine sur des millénaires. J'apprécie également un certain essai de neutralité scientifique de l'auteur, par exemple lorsqu'il essaie de se dégager des jugements moraux sur l'esclavage ou l'extermination de populations – au regard de leur quasi-permanence dans notre passé. J'apprécie l'humour et l'enchaînement astucieux des arguments.


Ainsi, juste après avoir parlé de l'apparition de l'agriculture, il remarque que les sociétés agricoles ont été à l'origine de nombreuses innovations: attachement à la "maison", planification à long terme, thésaurisation, religions non-animistes (les sédentaires ne peuvent pas fuir devant la catastrophe, ils prient pour que les catastrophes ne surviennent pas ou acceptent celles-ci comme des punitions divines), royaumes et empires, tables de loi, etc. Selon l'auteur, les sociétés ont en particulier été amenée à développer des "imagined orders" ou "ordres imaginaires", des croyances collectives ayant un effet concret sur le monde, contraignant la volonté de chacun, et en même temps impossibles à renier au niveau individuel. Et dans un amusant pont par-dessus le temps, Yuval Noah Harari met en parallèle deux exemples d'ordres imaginaires, le consumérisme romantique moderne et la religion egyptienne antique:



[W]hen the relationship between a millionaire and his wife is going through a rocky patch, he takes her on an expensive trip to Paris. (...) A wealthy man in ancient Egypt would never have dreamed of solving a relationship crisis by taking his wife on holiday to Babylon. Instead, he might have built for her the sumptuous tomb she had always wanted.



Alors certes, l'essai est intelligent, subtil, bien construit. Mais est-il sérieux? Les nombreux changements listés ci-dessus que l'agriculture est supposée avoir amenée sont introduits sous le mode du récit. Mais qu'est-ce qui nous garantit que ce récit est correct? Et pourquoi utiliser alors l'indicatif au lieu du conditionnel?


Je n'ai pas la prétention de maîtriser la somme considérable de connaissances nécessaire à une critique approfondie de l'ouvrage, mais le doute s'insinue en moi dans les parties qui me sont les plus familières. Ainsi, le dernier chapitre consacre une section entière à la "nouvelle vie" informatique qui dérange par sa malhonnêteté. Jouant sur les mots, l'auteur imagine un virus informatique qui, indépendamment de son auteur, serait capable de "muter" son code et d'évoluer. Or les virus informatiques ont pris le nom de virus parce qu'ils infestent de nouvelles machines, non parce qu'ils mutent. Plus loin, l'auteur détourne à son avantage le Human Brain Project, un ambitieux projet européen de simulation du fonctionnement du cerveau par ordinateur, suggérant qu'il s'agirait de reproduire un cerveau humain conscient sur un support numérique. Et d'imaginer quelqu'un se faire voler son disque dur sur lequel est installé une copie numérique de sa conscience...


Or si les passage que je maîtrise le mieux me semblent suspects, je juge rétrospectivement avec circonspection les passages relevants d'autres disciplines. Certes, l'auteur relève à plusieurs endroits que telle ou telle interprétation est sujette à caution, que tel débat est toujours ouvert, que tel domaine est complètement inexploré. Cependant, de nombreux développements sont présentés sans filtre, sur le mode du récit, alors qu'ils mériteraient d'être présentés pour ce qu'ils sont: des spéculations hasardeuses ou des jugements personnels. Malheureusement, mes faibles connaissances ne me permettent d'apercevoir qu'un nombre infime de ces propos douteux : les références nombreuses à la très controversée psychologie évolutive, un aparté étrange sur l'importance de la méditation dans la quête du bonheur, etc.


Pour conclure, j'ai donc apprécié le contenu premier du livre: un conte, un agencement d'arguments selon une perspective originale, un essai dans le noble sens du terme, mais dont les fondements scientifiques me semble faibles. Et c'est bien le problème: ce livre est une mine d'idées et d'arguments sur les grandes étapes de l'histoire humaine mais à la sortie nous ne savons toujours pas si nous devons y croire.

arthur-katossky
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le 20 juin 2018

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