Saturne
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Saturne

livre de Sarah Chiche (2020)

Quand on l'entend parler, c'est sa petite voix qui surprend, mélange de timidité et d'assurance, de douceur et de fermeté, la voix d'une femme qui tire de son expérience une certaine forme de sagesse empreinte d'une intranquillité latente, viscérale.
Et l'on a envie de la prendre dans ses bras, la petite Sarah aux allures d'Antigone, pour la consoler d'une souffrance encore vive, de cicatrices à peine refermées que l'on a vues subrepticement passer dans l'ombre de son regard, dans le mouvement de sa main.
Son dernier roman au titre magnifique, « Les Enténébrés », nous laissait soupçonner des relations familiales difficiles… Tout restait assez allusif, comme un peu lointain … et surtout tourné vers la branche maternelle. Avec « Saturne », roman nettement autobiographique, on explore plutôt le côté paternel et l'on découvre le destin de cette riche famille de médecins juifs installée en Algérie, pays qu'ils ont dû fuir à contrecoeur dans les années 50 pour s'installer en France où, petit à petit, le clan fit de nouveau fortune en ouvrant différentes cliniques privées.
D'un côté, il y a le grand-père de la narratrice : un grand médecin estimé de tous, un homme sensible et d'une grande générosité. Louise, sa femme, la grand-mère, a quant à elle beaucoup d'ambition pour sa famille, déteste ceux qu'elle juge médiocres, moyens, pas à la hauteur. Elle aime sans compter, à condition de ne pas être déçue ou trompée. Elle a deux fils : Armand, qui deviendra médecin à son tour et Harry, le père de Sarah qui, lui, ne sera jamais médecin, au grand désespoir de ses parents. Lui est plutôt poète, joueur, rêveur, pêcheur d'étoiles et il tombera follement amoureux d'une femme, Eve, la plus belle, la plus attirante, la plus folle aussi. (Pourquoi me fait-elle penser à la « Nadja » de Breton?) Eve la mythomane, Eve à la double vie ne plaira pas à sa belle-famille mais Harry n'aura cure de l'avis des autres. Il est fou d'Eve. Il l'aime passionnément et brûlera ses ailes à force de s'approcher de sa lumière. Il mourra d'une leucémie à 34 ans, jeune, trop jeune. Sa fille Sarah a quinze mois.
La petite grandit et se sent de plus en plus broyée au milieu des siens, de leurs émotions, de leurs passions, de leurs colères. De toute la fureur et la folie dont ils sont capables. De toute la haine et l'amour qui sont en eux. Incapable de se relever de la mort de ce père qu'elle n'a pas connu, incapable d'avancer aux côtés d'une mère qui tourbillonne, virevolte au gré de ses humeurs et de sa douce folie… Une mère qui finira par refaire sa vie, ailleurs.
La solitude que vit Sarah est insondable, démesurée et sans nuances. Elle se sent broyée, dévorée par les siens, tel le fils de Saturne dans le tableau de Goya. D'aucuns se seraient peut-être parfaitement sortis d'une telle situation. Pas elle. Pas Sarah. Elle est écrasée, broyée, détruite et ne parvient plus à se relever. C'est la chute…
On entre ici dans l'intimité d'une famille, et ce qui est passionnant, c'est de voir se dessiner, page après page, les relations entre les uns et les autres, de découvrir notamment cette figure centrale du roman, le père, étoile filante que la narratrice a dû, métaphoriquement parlant, exhumer (sous la forme d'un petit film où on le voit embrasser tendrement sa fille) pour réaliser à quel point il l'aimait et trouver enfin un semblant de repos. Oui, ce qui m'a passionnée, c'est de m'approcher de chacun des membres de cette famille, de tenter de comprendre ce qui les anime, les rapproche, les oppose, de savoir la part de vérité, de mensonge et de légende qui court sur eux. Ils m'ont fait penser à certaines familles maudites des tragédies grecques… On sent qu'une menace pèse sur le groupe, qu'un orage est toujours prêt à éclater… La tension est là, dans chaque mot, chaque phrase de ce texte, comme tenue, maintenue, à la force du poignet, parce que la narratrice doit aller jusqu'au bout et dire, dire encore pour apaiser sa douleur, faire la paix avec le passé et vivre, enfin...
Un très beau texte, profondément mélancolique, sensible et fort d'une femme qui refuse de faire son deuil parce qu'elle veut vivre avec ses morts et les aimer encore, aussi longtemps qu'elle vivra.
Un roman qui dit aussi comment la littérature et notamment l'écriture « le seul lieu où je puisse habiter... » peuvent tenir en vie celui qui flanche et l'amener à devenir écrivain et à renaître de ses cendres.
« Et sur la route où je pars, seule, mais avec mon père, seule, mais avec ceux que j'aime, seule, mais avec les mélancoliques, les amoureux, les endeuillés et les intranquilles, seule, mais cachée dans la foule des vivants et des morts, tout est perdu, tout va survivre, tout est perdu, tout est sauvé. Tout est perdu. Tout est splendide. »
Oui, tout est là, dans la beauté de ce feu d'artifice final, lumières intenses dans la nuit noire...


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lireaulit
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le 11 sept. 2020

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