C’est avec, je dois l’avouer, un peu de circonspection et peu d’attentes que j’ai ouvert ce livre écrit par une représentante de la “galaxie rosanvalienne”, c’est-à-dire d’un groupe de chercheurs que je considère généralement comme trop tièdes dans leurs engagements, analyses et propositions. En clair, du réformisme inoffensif qui accepte “l’ordre établi” mais propose quelques éléments de réforme pour le faire évoluer, à la marge, ou à la marge de la marge. En somme, une sorte de sociale démocratie intellectuelle.


Concernant l’ouvrage à proprement parler, Julia Cagé, économiste française dispensant des cours à Science Po Paris, haut lieu de l’hétérodoxie et de la pensée critique, s’intéresse ici au modèle économique et juridique de la presse. Plus précisément, elle propose un nouveau modèle économique, de propriété et finalement un nouveau modèle de gouvernance et de financement pour les entreprises de presse afin qu’elles puissent sortir du marasme et des difficultés dans lesquelles elles sont empêtrées (c’est pour elle le principal chantier de la presse).


Néanmoins, avant de développer son modèle alternatif de presse, la chercheuse revient sur les origines et les développements des bouleversements que connaît le domaine de la presse depuis moult années (ce qui représente la majorité de l’ouvrage).
Tout d’abord, l’économiste, en bonne scrutatrice des données chiffrées rappelle que le nombre de journalistes est en constante diminution, à l’heure où pourtant une plus grande compréhension des événements s’avère nécessaire. Et, ce n’est pas forcément parce que le nombre de journaux est décroissant mais plutôt voir dans cette diminution la réduction des salles de presse de chaque journal, donc, en somme, moins de journalistes dans chaque journal. Une autre matérialisation de ces effectifs en baisse se voit selon elle concrètement, physiquement dans un journal, où elle observe en même temps qu’une diminution de l’effectif journalistique (plutôt que d’y voir une baisse de la productivité), une proportion plus faible de la place de l’écrit dans le journal (plus de blancs, d’espaces, une taille de police plus grande etc.). Elle en conclut ainsi qu’est privilégié la réduction des coûts au détriment de la qualité.
De plus, on observe aussi un “effet d’éviction” au sein des journaux du fait de la part croissante que prennent les effectifs consacrés aux publications web par rapport au papier. En outre pour l’auteure, cette “transition numérique” au sein des journaux ne s’est pas faite pour soutenir une amélioration de la qualité informationnelle mais à son détriment. Elle explique notamment cela par le fait que nombre de journalistes papiers se sont vu remplacer par une nouvelle génération plus habile techniquement (par rapport au numérique) que journalistiquement.


Pour Julia Cagé, il ne faut pas voir l’arrivée d’internet ou la crise de 2007-2008 comme causes premières de la crise de la presse, mais plutôt s’intéresser à la diminution des recettes publicitaires ainsi qu’aux effets pervers de la sacro sainte concurrence.
Concernant le cas des recettes publicitaires, l’économiste constate que, bien que celles-ci ont pendant un temps contribué à permettre une forme d’indépendance vis-à-vis du pouvoir politique, permis de se diffuser à une plus grande échelle et diminuer ses prix, elles ne font plus vivre aujourd’hui les médias. Sans revenir à Jean-Baptiste Say, et outre l’émergence de “concurrents” aux recettes publicitaires, l’universitaire observe que l’offre d’espaces publicitaire est aujourd’hui bien plus importante que sa demande, ce qui contribue de manière déterminante à la “perte de valeur” de ces ressources publicitaires. Ainsi, si on observe les recettes des journaux aujourd’hui, la part que prennent les ressources publicitaires est de plus en plus faible. De plus, malgré la déportation de la presse sur le domaine numérique, celui-ci rapporte aussi beaucoup moins que le papier d’un point de vue publicitaire (l’auteure parle de vingt fois moins).
Outre cette proportionnalité en baisse des ressources publicitaires, Julia Cagé pointe du doigt la concurrence (ou plutôt son degré trop avancé) comme deuxième facteur principal de la crise de la presse, notamment en ce qui concerne la baisse du chiffre d’affaire et la rentabilité des groupes de presse. Tout d’abord, la chercheuse ne remet pas en cause l’idée de concurrence dans le domaine de la presse, qui participe au pluralisme des idées ainsi qu’à la liberté de l’information. Elle nous rappelle aussi l’état des lieux de la législation concurrentielle concernant le domaine de la presse où en France depuis 1986 il n’est pas possible de posséder des journaux dont l’addition de leur diffusion est supérieure à 30 % de la diffusion totale sur le territoire française, ce qui comme on constate, n’empêche en rien la captation des principaux médias par des industriels, grandes fortunes qui ont aussi des intérêts politiques à défendre. Le cas étasunien est un peu différent, où est prohibé la possession dans un même secteur des journaux quotidiens, hebdomadaires ainsi que des chaînes audiovisuelles et télévisuelles. Néanmoins, en quoi cela protège-t'il contre la constitution d’empires médiatiques aux mains de pouvoirs économiques stratégiques qui ont bien entendu des intérêts politiques ? (Comme le montre bien le linguiste Noam Chomsky dans différents ouvrages).
Pour montrer la spécificité du champ de la presse, l’auteure donne plusieurs exemples et nous explique que, contrairement à de nombreuses industries et secteurs économiques, une demande moindre (acheteurs du journal), ici dans une situation de concurrence, n’induit pas théoriquement comme conséquence la nécessité de réduire la force productive humaine (journalistes). Et, dans le cas où les propriétaires, et cela est fréquent, souhaiteraient diminuer cette force productive pour faire fasse à la baisse du chiffre d’affaires, cela se ferait sans doute au détriment de la qualité du journal. Voilà un des effets pervers qui peut survenir en situation de concurrence. Un autre point est abordé par l’auteure :
Si sur un marché donné tous les consommateurs ont exactement le même goût pour l’information et sont prêts à payer exactement le même prix pour un journal alors l’entrée d’un nouveau journal ne va pas conduire à l’apparition de nouveaux lecteurs. Les lecteurs existants vont se répartir entre les deux titres et chaque journal aura ainsi une diffusion plus faible. S'ils ont des préférences hétérogènes alors avec l’entrée d’un journal de qualité sur un marché jusqu’alors servi uniquement par un journal à bas prix, de nouveaux lecteurs vont apparaître chacun des deux journaux aura une diffusion importante et la demande sera mieux servie.
On le voit, rien qu’avec ces deux exemples, on peut mesurer les conséquences négatives possibles pouvant être amenées par une situation de concurrence trop importante.


Au demeurant un aspect “constat” qui prend une place importante dans l’ouvrage, la chercheuse développe aussi plusieurs axes de propositions de réformes. Tout d’abord, Julia Cagé réfléchit à la manière de mieux utiliser les aides consacrées à la presse, qui pour elle ne sont pas trop importantes mais plutôt mal ciblées. Pour elle, il convient de réorienter les subventions vers “ceux qui le mérite”, c’est-à-dire, les journaux centrés sur l’information générale et politique (que Télé Z touche plus que le Monde Diplomatique, un simple exemple certes sortis de son contexte, mais qui interroge sur les modalités d’attribution…).
Enfin, le point central de son ouvrage, qui arrive d’ailleurs bien tard malgré son annonce dans son propos introductif, concerne la création d’un nouveau statut pour les médias qu’elle appelle société de média à but non lucratif. Quelle est sa spécificité ? D’être au croisement d’une part de la société par action, et d’autre part du statut de fondation (qui n’est aujourd’hui pas ouvert aux groupes de presse et qui permet une gestion plus et une défiscalisation des dons). Pour résumer, un tel modèle de propriété permettrait selon l’auteur de garantir un fonctionnement “démocratique” au sein de l’entreprise de presse (mais en évitant le démocratisme d'une personne égale une voix), où les voix seront (mieux) partagées entre les journalistes, les lecteurs ainsi que ceux apportant le gros du capital (c’est-à-dire d’éviter le classique “une action égale une voix”, qui conduit souvent à concentrer les pouvoirs de décisions entre les mains d’un petit nombre d’individus) avec la nécessité d’acquérir une pérennité financière (notamment en empêchant le retrait de capital et le versement de dividendes). Ce nouveau processus organisationnel et statut de propriété se traduirait notamment par une forme de dégressivité des droits de vote, qui, passés un certain taux, progresseraient moins vite que l’apport en capital, afin de laisser plus de place aux petits “actionnaires”, le tout soutenu et accompagné par une ouverture au financement participatif. C’est pour résumer, il y a bien entendu plus de détails dans l’ouvrage ainsi qu’une analyse des différents statuts adoptés par les groupes de presse. De surcroît, je n’ai pas du tout les compétences pour juger ou délivrer une opinion sur la faisabilité et l’opportunité quant à son modèle de presse.


D’une manière générale, après la lecture de l’ouvrage m’est venu à la bouche un goût amer, fade. Finalement, et cela, comme on le constate souvent avec nombre d’ouvrages d’économistes, c’est la faible place laissée aux autres sciences sociales. On parle de la situation des groupes de presse et notamment des journalistes, de leur situation de crise etc. mais à aucun moment (où j’ai dû m’assoupir pendant ce passage) n’est fait mention de travaux de sociologues s’intéressant à cette question de la presse, du genre, Patrick Champagne qui a sorti récemment un ouvrage sur le journalisme (quid des relations de pouvoirs, de dépendance, de la situation sociale du journaliste et leurs conséquences sur le travail journalistique ?). Alors certes, c’est un ouvrage d’économie, mais tout le passage sur la crise de la presse manque cruellement d’analyses non économiques. Je veux bien qu’on évoque la diminution du nombre de journalistes et pour expliciter la baisse de la qualité, la diminution de la surface d’écriture. Certes (les différences entre aujourd’hui et jadis est assez impressionnante), mais, et alors ? Théoriquement, on peut aussi écrire moins mais mieux, quid du contenu réel présent sur des sujets “connexes), quid de la “qualité” argumentaire ou du niveau de langage ? A force de rester dans le tout chiffré on reste sur notre faim et comme une impression de superficialité avec ce jeu chiffré où les hommes paraissent tels des chiffres. Un manque cruel quand on rappelle, et je suis d’accord, pour une fois au moins, c’est à noter, avec Friedrich Hayek, qu’un bon économiste, n’est jamais qu’économiste. En outre, je trouve qu’elle fait parfois preuve de béni oui-ouisme quand elle évoque, sans plus de précisions et d’argumentations, la presse comme élément constitutif d’un régime et disons, garante du fonctionnement de notre démocratie. C’est beau, on dirait un édito du Point ou du Nouvel Obs, mais quelle presse ? Dans quel cadre ? Démocratie, qu’est-ce donc ?
De plus, concernant, à proprement parlé du modèle mis en avant par Julia Cagé, de changement du statut économique et juridique des médias, je trouve un peu dommageable d’une part son monisme organisationnel ainsi que le fait qu’elle n’évoque pas des projets alternatifs de presses qui pourraient être mis en oeuvre (there is no alternative!). Je pense notamment à la schématisation de Pierre Rimbert, ancien responsable du Monde Diplomatique, qui propose aussi un changement radicale de la propriété médiatique (https://www.monde-diplomatique.fr/2014/12/RIMBERT/51030). Pourquoi ne pas lui avoir accordé quelques pages (conditions de possibilités, points positifs, aspects négatifs…), c’est pourtant rare les prépositions dans ce domaine. Surtout que Pierre Rimbert propose, je trouve, un modèle très intéressant où serait mutualisé notamment les activités de production, de distribution et administratives pour tous les groupes de presse (en échange d’une contribution financière) avec pour but de ne laisser dans les groupes de presse finalement que les véritables activités journalistiques. Je ne vais pas en faire un résumé ici donc n’hésitez pas à lire l’article, qui est je trouve intellectuellement plus intéressant que le livre de Julia Cagé (mais aussi plus radical et donc sans doute encore plus compliqué à mettre en place!)…
Enfin, on croit percevoir dans les propositions de Julia Cagé un système d’organisation qui pourrait s’adapter aux grands groupes de presse, mais au niveau local et régional, quelle organisation est à privilégier ?


Globalement j’en retiens surtout un manque de pluridisciplinarité, une absence de propositions alternatives, et une réflexion surtout centrée sur les groupes de presse importants (le local étant plutôt mis de côté). Au demeurant, l’ouvrage reste plutôt simple à lire, clairement grand public, qui peut amener à la réflexion, plutôt que répondre à des profondes interrogations, du fait du peu de problématisations poussées. En somme, un apéritif acceptable.

Alexis_Bourdesien
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le 25 nov. 2016

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