Le progres numerique, un depassement reactionnaire du capitalisme ?

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Ancien thesard de Jacques Sapir, s'inscrivant dans l'ecole de la regulation (ecole economique heterodoxe de gauche), Cedric Durand offre ici un travai d'analyse fouille sur les changements profonds qu'impliquent l'apparition des geants du numerique sur la nature meme du capitalisme.


Conceptuellement serieux, contrairement au livre de Mme Goldberg "The Means of Reproduction", que j'ai critique il y a quelques semaines, l'auteur s'attache scrupuleusement a definir presque tous les concepts cles qu'il emploie, dont les plus importants constituent meme les differents chapitres de l'ouvrage, a savoir dans l'ordre i) l'ideologie californienne, ii) la domination numerique, iii) la rente sur l'intengible et iv) le techno-feodalisme. Au sein de chacun des chapitres, sont developpes des analyses approfondies d'autres concepts, par exemple la gouvernementalite numerique, la glebe numerique et le credit social chinois (shehui xinyong, pouvant se traduire par digne de confiance, fiable) dans le Chapitre 2 dedie a la domination numerique ou le feodalisme historique dans le Chapitre 4 dedie au techno-feodalisme. Une nuance toutefois, il ne definit jamais le concept de neoliberalisme, qui on le sait a tendance a etre fourre-tout, et qui necessite une definition precise dans son emploi.


L'Introduction (p. 9-15, la pagination fait reference a l'edition Zones de 2020) est une apologie de la litterature Cyberpunk, servant de source d'inspiration a l'auteur.


Dans le Chapitre 1, dedie a l'ideologie californienne, et plus precisement a son demontage en regle, on retrouve les idees-forces suivantes :


[A partir p. 18] ==> le consensus de Washington est remplace des le milieu des annees 1990 par le consensus de la Silicon Valley, qui en fait reprend les axiomes de privatisation et de liberalisation du consensus de Washington tout en faisant la part belle a l'image d'Epinal de l'entrepreneur de la Tech "disruptif" ;


[A partir p. 42] ==> cinq paradoxes de l'ideologie californienne : a) le retour des monopoles et la concentration accrue des marches (p.42), b) la preference pour le controle (notamment des travailleurs en particulier les moins qualifies, p.55), c) l'accroissement de la polarisation spatiale (p. 64), d) l'innovation sans croissance (proposition de remplacer destruction creatrice par creation destructrice, p.71) et e) la demonstration de l'importance de l'Etat entrepreneur (qu'on peut aussi qualifie d'Etat developpeur) avec les exemples chinois, coreen, russe et meme americain et le contre exemple absolu europeen (p. 75). J'en profite pour resouligner ici le serieux de Cedric Durand ; il ne tombe pas ici dans la faiblesse d'analyse d'une bonne partie de la gauche radicale qualifiant le modele russe de "neoliberal" (en citant par exemple un bas taux d'imposition sur les societes) en rappelant que l'Etat russe a adopte une vision interventionniste pour developper son industrie et en l'occurence son industrie numerique (Vkontakte, Yandex) ;


[A partir p. 84] ==> reprise de la these habermassienne de la reofeodalisation de la sphere publique, par la marchandisation, le marketing, l'atomisation sociale (je simplifie a outrance).


Dans le Chapitre 2, dedie a la domination numerique, mon prefere, on retrouve les idees-forces suivantes :


[A partir p. 91] ==> genealogie de l'apparition des geants du numerique : conquete du cyberespace ;


[A partir p. 103] ==> la gouvernementalite algorithmique : non seulement connaitre mais aussi orienter les usagers et les consommateurs par la contextualisation ; exemple a) des recommendations Amazon (p.107), b) de la hierarchisation contextuelle de Google (p.109), c) de l'integration logicielle extensive de Facebook (p. 111) ;


[A partir p. 123] ==> depasser le concept de capitalisme de surveillance par celui de glebe numerique ;


[A partir p. 138] ==> le credit social chinois. Loin des analyses manicheennes sur le totalitarisme numerique chinois, l'auteur rappelle que le systeme a entre autres pour but de retablir la confiance et de lutter contre la corruption suite a la periode de liberalisation entamee par Deng Xiapoing. J'avoue que la nuance fait plaisir, meme si je ne peux m'empecher de penser que les preferences ideologiques de l'auteur ne sont pas pour rien a cette approche nuancee.


Dans le Chapitre 3 dedie a la rente sur l'intengible, on retrouve les idees-forces suivantes :


[A partir p. 157] ==> la monopolisation intellectuelle dans les chaines de production globale et l'autonomisation de l'integration des chaines de production en tant que facteur de production ;


[p. 172] ==> taxonomie des differentes rentes liees aux intangibles (Tableau 3, p.172) ;


[p. 239-250] ==> l'annexe 2 sur la confrontation entre les antitrust hipster et l'ecole de Chicago sur l'anti-trust : les seconds se focalisent sur une intervention minimale de l'Etat dans l'anti-trust, la prise en compte uniquement du bien etre du consommateur et les ententes illicites et rejetent la concentration de marche comme critere pertinent tant que la "potentialite" de concurrence (contestabilite) de marche est maintenue tandis que les premiers ont une approche plus proactive de l'anti-trust, basee sur la concentration effective de marche, se rapprochant de l'approche ordoliberale allemande et europeenne (dont on connait les resultats catastrophiques et que Durand rappelle d'ailleurs dans le premier chapitre). Les deux reconnaissent la vertu de la concurrence et de l'entreprise privee. Les antitrust hipster (mais aussi, ce que ne dit pas Durand, les libertariens et une partie grandissante du parti republicain) auraient le merite de prendre en compte le probleme que pose l'accumulation de pouvoir economique et politique par les geants de la Tech mais ils esquivent la question des ressorts de leur puissance a savoir les gains d'efficience lies a la concentration d'activite^. Par extension, on peut souligner que la menace de demantelement des monopoles est moyennement credibles, les GAFAM agitant la menace chinoise en cas de demantelement.


Dans le Chapitre 4 dedie au techno-feodalisme, on retrouve les idees-forces suivantes :


[A partir p. 179] ==> une analyse des elements de la structure fondamentale du feodalisme au sens historique : dominium (pouvoir sur les hommes et sur la terre), principe general de concentration des richesses vers une aristocratie dispendieuse (ne faisant pas ou peu d'investissements productifs) et servage non pas comme une logique contractuelle (deux parties consentantes en droit des contrats) ou parasitaire (coercition n'impliquant pas de rapport de domination) mais predatrice (coercition impliquant des rapport de domination)^^ ;


[A partir p. 206] ==> Faire l'analogie entre les elements identifies du feodalisme et la situation actuelle pour etablir son hypothese de techno-feodalisme : on retrouve aujourd'hui, avec le developpement du numerique une structure de cout favorisant la capture strategique de donnees (comme les seigneurs d'antan se faisant la guerre c'est un jeu a somme nulle), une accaparation de la rente numerique par la monopolisation intellectuelle ou encore l'institution de rapports de dependances de plus en plus predateurs de la vie privee par le rattachement a la fameuse glebe numerique^^^.


Pour resumer, je considere que c'est un livre serieux, erudit, dont la lecture parfois technique s'adresse a tout ceux qui s'interessent aux rapports de force socioeconomiques (rapports de domination dirait plutot l'auteur) dans la societe actuelle.


Cela dit, je reproche tout d'abord a Durand de ne pas proposer ouvertement de solution a la techno-feodalite qu'il s'efforce de mettre en avant. Par ailleurs, je lui fait trois autres reproches ; la premiere quand a la substance de l'ideologie californienne, les deux dernieres quand a son hypothese techno-feodale :


1 - il decrit uniquement la vision economique de l'ideologie californienne : consensus de la Silicon Valley (c'est a dire privatisation, liberalisation, heroisation de l'entrepreneur Tech, etc.) + uberisation. Il ne s'attarde pas sur le fait c'est une ideologie cosmopolite (pour le principe de frontieres ouvertes), societalement pour le diversitarisme^^^^ et la deconstruction (en phase avec la gauche dite de l'identity politics) et que les groupes de la Tech sont plutot voire franchement favorables au parti democrate. Les theses de Michea s'appliquent totalement pour comprendre cet assemblage "liberal economique/liberal culturel" et je doute fort que Durand ignore ces theses. J'en deduis qu'il a choisi volontairement de ne pas en parler.


2 - il ne pousse pas explicitement la logique jusqu'au bout ce qui est fort dommage : les tendances qu'il identifie aboutissent au controle social toujours plus renforce a la fois du corps social et de tout un chacun et a l'exclusion de la deviance ideologique (possibilite de marginaliser voire ostraciser numeriquement donc economiquement et socialement les "mal pensants"), que ce soit l'initiative propre des GAFAM et autres operateurs structurants de la Tech ou plus vraisemblablement l'initiative conjointe des Etats et des operateurs prives. Dit de facon plus provocatrice, je trouverais interessant de faire resonner le concept de techno-feodalisme de l'economiste de gauche Cedric Durand avec celui d'anarcho-tyrannie de l'essayiste de droite Samuel T. Francis.


3 - on pourrait opposer qu'au moins dans le feodalisme au sens historique il y avait idealement si ce n'est de facto un sens de l'honneur aristocratique (valeurs chevaleresques, impliquant non seulement prises de responsabilite militaire mais aussi charite chretienne par exemple) que Durand denigre ici (ce qui est logique vu son orientation politique) et une organisation de caste, naturellement vu par la gauche et les liberaux comme une horrible domination aristocratique, mais qui peut egalement etre percu comme une societe en ordre ou chacun est a sa place y compris par les "domines", ce qui etait probablement une perception partagee (a tort ou a raison) durant une bonne partie du Moyen-Age ; perception offrant dans tous les cas potentiellement (avec la foi religieuse) un sens a la vie de chacun, en depit de conditions alimentaires, economiques, sanitaires et securitaires parfois objectivement epouvantables. Aujourd'hui je ne suis pas sur que l'on puisse parler de sens de l'honneur aristocratique (meme idealise) en pensant aux classes dirigeantes politiques et economiques et je pense qu'on traverse une crise du sens existentielle^^^^^, alors meme que la plupart des Americains et Europeens vivent dans une relative abondance materielle et avec des filets de securites sociaux et sanitaires.


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^ : Sans le dire, j'ai l'impression que Durand plaide pour un monopole public des data ou une gestion etatique a la chinoise des groupes prives. C'est peut etre une mauvaise interpretation de ma part.


^^ : Durand passe volontairement tres vite sur le concept central de vassalite en le reduisant a un rapport d'equilibre precaire impliquant souvent des guerres de conquete pour redefinir le rapport de seigneurerie/vassalite et la quantite de terre donc de pouvoir disponible. Je soupconne que ce choix est a la fois dicte par des considerations didactiques (clarifier l'analogie entre le feodalisme au sens historique et l'hypothese techno-feodale qu'il propose) mais aussi ideologique (ne pas nuancer la vision foncierement negative dressee du feodalisme au sens historique).


^^^ : Il se forme des boucles de retroaction algorithmique rendant les plateformes d'autant plus performantes et donc utiles au utilisateurs que ceux-ci sont nombreux a les utiliser et consentant a renoncer a leur vie privee ; ces boucles de retroaction cristallisent la glebe numerique.


^^^^ : Durand evoque le fait dans le Chapitre 2 que les algorithmes renforceraient le racisme en citant les travaux de Joy Buolamwini : entre autres, les technologies de reconnaissance faciale reconnaissent mal les personnes a peau foncees (surtout les Noirs) et les IA considerent que les prenoms "blancs" sont meliores par rapport aux prenoms "noirs" ; sans m'attarder trop a ce sujet, le premier element s'explique par le fait qu'il y a peu de Latinos et de Noirs dans les metiers de l'ingenierie et de la Tech et que les modeles pour la reconnaissance faciale sont donc le plus souvent Asiatiques ou Blancs (et quelqu'un comme Charles Murray dont j'ai fait la critique de son bouquin "Facing Reality" propose une explication alternative au racisme systemique a ce fait) et le second element peut s'expliquer au moins en partie par le fait par exemple que les Noirs commettent proportionnellement beaucoup plus de crimes et d'actes violents que les Blancs (je renvoie la aussi au bouquin de Murray), il est donc logique de ce point de vue qu'une IA va defavoriser des prenoms proportionnellement plus rattaches a la criminalite.


^^^^^ : Je renvoie a mes critiques sur "Essais" de Michel Drac et "Le Declin du Courage de Soljenitsyne.

Rimland
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le 6 oct. 2021

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