La soirée commence à peine, il est 18h25. Maurice Hannigan est installé au bar du Rainsford House Hotel. Il y a réservé, incognito, la suite nuptiale pour y passer la nuit. A 84 ans, avouez, c’est peu banal !
Pour l’heure, il profite du bar et de la vue qu’il maîtrise encore sur tout ce petit monde qu’il observe dans le grand miroir qui tapisse le fond du bar et dont le coin inférieur droit est obstinément occupé par son visage qui, jusqu’à présent, refuse de sortir du cadre.
Sa première commande, une bouteille de stout. Il n’est pas irlandais pour rien ! Plus tard, dans pas longtemps, il prendra un whiskey, irlandais un jour, irlandais toujours puis reviendra à la bière, oscillera entre l’un et l’autre en trouvant dans la consistance crémeuse de la stout la nourriture dont le corps a besoin et le massage des cordes vocales appelées à raconter ses souvenirs et dans le Midleton wiskey, la chaleur qui touche les cœurs et ouvre la voie à la vérité, sa vie d’amour avec Sadie qu’il doit retrouver.
Avec les mots que lui prête Anne Griffin, l’autrice de ce superbe roman des âmes et du terroir, ce vieux bourru, tendre, lucide et espiègle à la fois va nous conter la trajectoire de la communauté de Rainsford, du Meath, de l’Irlande profonde et surtout de ceux qu’il a beaucoup aimé. A chacun il portera un toast. Tony, le grand frère, son modèle. Molly, son premier enfant bien trop tôt disparu. Noreen, la belle-sœur un peu naïve et peu prête à se confronter à la vie. Kevin, le fils brillant journaliste aux USA dont il est si fier. Et surtout Sadie, son épouse, le plus beau qu’il lui soit arrivé, le plus douloureux aussi puisqu’elle est partie pour toujours et qu’après deux ans et une cure stout/wiskey, il n’arrive toujours pas à s’en remettre.
Cette histoire est donc triste, mais si juste. L’autrice prête à son narrateur les mots qui illustrent, interrogent et subliment les vies contées. La narration se tient parfaitement droite, construite sur l’équilibre entre coups durs, coups de sang, coups de cœur qui « tetrissent » les 84 ans d’une vie remplie où chaque jour, chaque personne, chaque relation s’empile et trouve sa place pour un ensemble haut en couleur même si la fierté, toute légitime d’être arrivé jusque-là, n’empêchera jamais de buter sur le « Game over » qui, toujours, attend tout un chacun.
Avec pudeur, sous la plume souple, précise et joyeuse de Anne Griffin, en compagnie d’une belle traduction de Claire Desserrey, Maurice Hannigan orchestre lui-même sa soirée d’adieu. Il y convie l’Irlande profonde et nous donne de prendre avec lui un dernier verre. Stout ou wiskey ? Peu importe, c’est un régal !