Traité des cinq roues par Messiaenique
La spiritualité orientale diffère complètement de celle du monde occidental. Cette affirmation peut paraître assez cliché, elle n’en demeure pas moins vraie ; il est possible de passer du cartésien « Je pense, donc je suis » au « Tu es, donc je suis » à la lecture de Satish Kumar. Dans le cas spécifique du Japon, une spécificité culturelle s’applique dans tous les domaines, le plus ostensible étant celui du travail : on oppose souvent individualisme et collectivisme. La fable de La cigale et la fourmi peut aider à mieux comprendre l’état d’esprit japonais. La morale de la version nippone diffère complètement de la nôtre : les fourmis travaillent tandis que les cigales chantent pour leur donner du cœur à l’ouvrage. L’interdépendance est louée, chacun trouve sa place ; ou comme l’explique l’anthropologue japonais Hiroshi Wagatsuma : « Les Américains sont comme une assiette de petit pois, mais les Japonais comme un bol de riz. »
Les spécialistes de la spiritualité japonaise reconnaissent trois piliers encore profondément ancrés dans la culture nippone : le shintoïsme, le bouddhisme et le bushido, dont les textes les plus fondamentaux sont respectivement le Kojiki, Les Dialogues dans le Rêve de Musō Soseki et le Gorin-no-Sho. Ce dernier, aussi appelé Le livre des cinq anneaux ou encore Traité des Cinq Roues, fait l’objet de cet article puisqu’il fait écho à une précédente chronique sur la vie romancée de son auteur, Miyamoto Musashi. Ce récit sur la Voie des Samouraïs est un grand classique de la littérature japonaise, utile aux militaires tout comme aux businessmen de l’archipel nippon. Comment un manuel d’arts martiaux peut-il devenir une lecture fondamentale ?
Cela peut nous paraître bien étrange, surtout si l’on comme à lire la biographie de son auteur. Un homme forgé par une soixantaine de duels à mort depuis son adolescence, le plus souvent avec un sabre de bois. Né en période de guerre, il emporte son premier duel à treize ans. Escrimeur hors pair, ses combats sont rapides, un coup suffisant à abattre sa victime. Pourtant s’installe très vite une dimension tactique : retards et autres provocations aident à déstabiliser ses adversaires, une stratégie qu’il appliquera à grande échelle. Jusqu’au plus légendaire de ses combats, le duel contre Sasaki Kojirō, qui baptisera l’île Ganryu. Une vie que l’on pourrait croire faite uniquement de violence.
Peu de choses sont connues sur sa vie pendant une trentaine d’années, pendant lesquelles semble s’opérer une métamorphose. Vers 1640, alors qu’il se fait vieux, Musashi s’est fait à la fois poète, peintre et sculpteur de statuettes, maîtrisant l’art du thé et de la calligraphie. Vivace et sagace, il offre 35 leçons de tactique à un seigneur local, avant de livrer à soixante ans La voie à suivre seul, ainsi que Le Traité des Cinq Roues, documents dans lesquels il tente de résumer tous les enseignements qu’il a su tirer de la vie. Il décèdera deux ans plus tard.
L’objectif principal de ce livre est d’enseigner aux guerriers « La Voie de la Tactique », qui distingue les samouraïs des autres catégories de population, toutes égales devant « La Voie de la Mort ». Comme les anciens, Musashi définit la tactique comme un « moyen d’avoir l’avantage » : concept applicable à tout domaine, pas uniquement pour les sabreurs. Avant d’entamer son traité, Musashi différencie les quatre « états de vie » : le paysan, l’artisan, le commerçant et le samouraï. Chacun vit selon une logique : respectivement celle du rythme des saisons, de la perfection de l’ouvrage, des bénéfices commerciaux et la connaissance de toutes sortes d’armes. Ceci dans l’optique de favoriser l’approche de l’artisan, comme le charpentier, dont l’habileté est synonyme de tactique et dont il faut s’inspirer. C’est donc sur l’éloge de la connaissance et de la maîtrise des éléments et des matériaux, dont dépend l’optimisation des ressources, que s’ouvre Gorin-no-Sho.
Le Traité des Cinq Roues s’organise autour de l’idée du gorintō, ce pagodon à cinq étages que l’on trouve dans certains cimetières et temples, figurant les cinq éléments qui composent l’univers : Terre, Eau, Feu, Vent et Vide. Chaque élément correspond ainsi à un chapitre : voie générale de la tactique, essence de l’école, méthodes de combat, analyse des différentes écoles et enfin, la question de la liberté. Hormis l’ultime chapitre, tout cela peut sembler éminemment pratique ; mais à la lumière des enseignements de Musashi, l’ouvrage prend une dimension universelle, au même titre que L’Art de la Guerre de Sun Tzu.
Si l’on peut résumer les quatre premiers éléments par une apologie de la connaissance, de la pureté, de la capacité d’adaptation à toute situation, du souci du détail, l’élément du Vide est davantage spirituel, métaphysique et complexe. Il s’agit de s’ouvrir à « La Voie Véritable » : tout devient naturel. La sagesse et la volonté, la capacité de voir et de regarder se rapportent au Vide. En clôture du traité, un ultime paragraphe permet d’en mieux comprendre le sens.
« Dans le ‘’Vide’’ il y a le bien et non le mal. L’intelligence est ‘’être’’. Les principes (avantages) sont ‘’être’’. Les voies sont ‘’être’’. Mais l’esprit est ‘’vide’’. »
Évidemment, le sens de la hiérarchie et le code d’honneur sont des thèmes centraux, tout autant que le refus du tape-à-l’œil et du décorum. Une philosophie de vie très stricte visant à parfaire l’individu, ce qui pourrait sembler contradictoire d’un point de vue occidental. Ce serait oublier l’importance de la préservation de l’harmonie (Wa), morale implicite d’interdépendance considérée comme standard de vie. Chaque effort individuel est mis au service du groupe, de l’ensemble. Certains diraient de la nation.
Loin de se résumer au tempérament impétueux et fougueux du D’Artagnan d’Alexandre Dumas comme pouvait le laisser supposer le roman de Yoshikawa, le personnage de Musashi apparaît donc comme un esprit idéaliste, pour qui l’unification sociale, libérée de toute superstition, est au bout de la Voie du Samouraï. La perfection du geste s’applique à la vie quotidienne : à méditer.
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