Bon, alors comment je vais amener ça... Difficile de dire qu'on n'a pas été terriblement enthousiasmé par Faulkner sans passer pour le pire des imbéciles - à moins de l'avoir lu pour la première fois adolescent, ce qui autorise à avouer qu'à cet âge-là, naturellement, on a absolument rien compris. Et c'est ce qu'on fait tous les invités de Matthieu Garrigou-Lagrange sans exception lorsqu'il a consacré une série d'émissions à l'auteur. Eh ben tiens, voilà donc qui tombe bien pour moi, car du coup j'ai une excuse de taille : j'ai lu Faulkner pour la première fois à environ neuf ans, ce qui m'a probablement traumatisée et empêché de l'apprécier à sa juste valeur. (Aparté : j'ai juste omis de préciser en passant qu'il s’agissait d'un conte pour enfants, espérant que vous m’imagineriez lisant Le bruit et le fureur, le soir, après mes cours de CM1).


Tout de même, j'avais prudemment prévu de réserver Treize histoires pour des moments où mes capacités cognitives étaient à leur maximum (ce qui est le cas la plupart du temps, cela va sans dire), réservant mes quelques instants de surcharge cognitive à des petites choses plus divertissantes. Bon, cessons de tourner autour du pot. Je n'ai pas été passionnée par Treize histoires, beaucoup plus en raison des histoires elles-mêmes qu'en raison du style.


Le recueil est réparti en trois parties plus ou moins cohérentes. La première concerne quatre nouvelles sur la guerre de 14-18 vue par le petit bout de la lorgnette, par des soldats qui ne savent plus quoi faire de leur peau après le conflit, ou encore qui découvrent le véritable visage de la guerre en pataugeant dans ce qui ressemble à une nécropole boueuse pour sauver leur peau. Je cite là Victoire et Crevasse, les deux autres nouvelles m'étant assez vite sorties de la tête, parce que le sujet m'en a semblé assez conventionnel. Et encore, Victoire ne m'a pas paru d'une nouveauté époustouflante, mais je garde en mémoire son ton terne, morose, désespérant. Crevasse, c'est autre chose : une plongée extrêmement morbide dans l'horreur de la guerre, une confrontation avec la mort - une mort savamment mise en scène par Faulkner, qui n'est pas sans rappeler les images de fosses mortuaires collectives mises à jour par les archéologues, et qui laisse difficilement de marbre.


La seconde partie, scindée en six, se déroule dans le désormais célèbre comté fictif de Yoknapatawpha, dans la non moins célèbre ville fictive de Jefferson. Il est de bon ton, paraît-il, de faire étudier systématiquement Une rose pour Emily aux étudiants des États-Unis, et de fait, même en France, c'est bien la nouvelle la plus célèbre de Faulkner. Je n'en nie pas l'intérêt, mais il me semble que plusieurs écrivains français du XIXème sont allés plus loin que Faulkner sur ce terrain-là et que le texte est, sinon surestimé, du moins un peu trop mis en avant par rapport à ses autres nouvelles, voire à pas mal d'autres textes d'autres auteurs. Il est question dans ces six nouvelles de rapports de force entre les êtres - et, forcément, entre autres, d'esclavagisme, pratiqué par les Blancs comme par les Indiens -, de traditions, de frustration sexuelle, de crime, d'hypocrisie et de discrimination sociale, de peur de l'autre, de peur tout court, et, même, de la confrontation de l'enfance à un comportement adulte que personne ne prend la peine d'expliquer. Et de beaucoup d'autres choses. Soleil couchant, dans sa confrontation des enfants Compson (personnages du roman Le bruit et la fureur) à la terreur de leur domestique noire d'être assassinée par son compagnon, et qui n'y comprennent absolument rien, m'a paru la nouvelle la plus viscérale : elle renvoie non seulement à ces moments de l'enfance de chacun, mais aussi à la situation du lecteur qui, disons-le (et j'en toucherai un mot en fin de critique), a bien du mal à remettre ses idées en ordre devant une situation qui lui est parfaitement étrangère. Ce qui est également frappant, c'est qu'on retrouve des personnages d'une nouvelle à l'autre, et que selon la nouvelle, le point de vue qu'on a sur lui varie sensiblement. Plusieurs personnages plutôt sympathiques de Chevelure deviennent soit des assassins, soit des lâches qui laissent commettre un meurtre raciste. A l'inverse, un esclavagiste indien dans Feuilles rouges se révèle faire le nécessaire pour préserver une esclave noire de la concupiscence d'un de ses compagnons.


La troisième et dernière partie est plus difficile à cerner, et j'avoue que j'ai commencé à lâcher un peu l'affaire avec Mistral, qui me rappelait à la fois Chevelure et Une rose pour Emily - nouvelles de la seconde partie -, et dont je ne voyais pas très bien l’intérêt. J'ai eu l'impression que le sujet avait déjà été plus ou moins traité plus avant dans le recueil, et même, là encore, par bien d'autres auteurs. Qu'il n'y avait par conséquent plus grand-chose à en tirer, si ce n’est le travail sur le style. Un divorce à Naples, histoire d'amour entre deux matelots, souffre en revanche peut-être d'un sujet qui n'est plus tabou depuis longtemps. Quant à la nouvelle Carcassonne, espèce de délire poétique, je laisse chacun s'en remettre à sa propre lecture. Je dois dire que j'ai plutôt décroché, pour ma part.


Finalement, à part Soleil couchant et, surtout, Crevasse, pas de révélation pour moi. Mais je dois dire que l’écriture de ces nouvelles est ce qui m'a le plus intriguée. Il y a quelque chose de profondément en phase avec le fonctionnement de l'esprit humain - et particulièrement la mémoire - dans le style de Faulkner, et même une traduction - même une traduction défectueuse, dirais-je - permet de l'appréhender. Le lecteur est balancé dans une histoire dont il ne connaît ni les tenants, ni les aboutissants, ni les personnages, et dont il n'apercevra qu’une petite partie. C’est raconté comme vous le raconterait un ami, qui omet des détails, ne cesse de faire des digressions, vous parle de quelqu’un qui s'appelle Machin mais dont vous ignoreriez jusque-là l'existence, puis vous dit qu’il tient telle anecdote d'Untel, et puis non, finalement pas d'Untel mais de Truc, et d’ailleurs l'anecdote n'est pas celle-là, et d'ailleurs il ne se souvient même plus pourquoi il vous raconte ça, ou bien c'est vous qui ne comprenez pas pourquoi. Bref, vous êtes plongés d'emblée dans treize histoires et vous devez vous débrouiller avec ce que vus avez sous les yeux. Ce qui me rappelle un commentaire de David Lynch sur ses films, notamment sur Mulholland Drive. Il disait en gros que les spectateurs croyaient n'avoir rien compris au film, mais que lorsqu'il commençait à discuter avec eux, il lui paraissait évident qu'il en avaient saisi le sens. Faulkner, je crois que c'est un peu ça. On a l’impression d'être largué, mais son écriture du récit rencontre une expérience universelle, que chacun est en mesure d'appréhender. À condition d'avoir les neurones bien au repos au moment de la lecture !

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le 13 mai 2018

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