Mélancoliques mimoïdes
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J'ai vu et revu le film de Klapisch, que j'adore, et, si je savais effectivement que le scénario et les dialogues étaient signés Jaoui et Bacri, j'avais complètement oublié qu'à l'origine, Un air de famille était une pièce de théâtre. C'est donc avec un immense plaisir que j'ai enfin lu ce texte.
Je résume l'action : trois frères et sœur. L'aîné, Philippe, la quarantaine, sûr de lui, est cadre dans une boîte d'informatique et marié à Yolande, qui dégage une certaine niaiserie et dont l'ensemble de la famille fait peu de cas (son mari y compris). Le cadet, Henri, qui tient le café "Au père tranquille", tout comme son propre père avant lui, est marié à Arlette (qu'on ne verra pas). Il est plus ou moins considéré comme le raté de la famille, celui qui n'a et n'aura jamais aucune ambition. La benjamine, Betty, la trentaine, tient le rôle de la rebelle de la famille. Changeant constamment de travail, au moment où débute la pièce elle occupe un poste dans la même entreprise que Philippe, dont elle est très proche (du moins le pense-t-elle). La Mère, une maîtresse-femme, présentée sous cette terrible appellation et non pas par son prénom, règne sur ce petit monde. Elle fait sans cesse l'éloge de Philippe, tout comme elle regrette constamment tout haut l'inertie d'Henri, et s'agace de l'attitude "peu féminine" de Betty. Outre Yolande, mentionnée plus haut, un dernier personnage, Denis, employé par Henri au café et petit ami "non officiel" de Betty, tient compagnie à ces quatre personnages, lors du traditionnel rendez-vous du vendredi soir pour le repas de famille au meilleur restaurant du coin. En fait de restaurant, ils resteront toute la soirée au "Père tranquille", les petits événements de la vie bousculant pour une fois leurs habitudes.
A priori, donc, pas d'action trépidante. Tout se jouera dans les dialogues acérés dévoilant très vite les tensions inhérentes à cette famille, qui pourrait être à peu près n'importe quelle famille. Deux actes se répondent parfaitement, construits autour d'un événement dérisoire qui va prendre une importance démesurée : Philippe est passé en début de soirée cinq minutes dans une émission de télé régionale pour parler de son entreprise. C'est son principal souci du jour : comment les autres l'ont-ils trouvé ??? Était-il bien ??? Les autres, pour le coup, vont d'abord se conduire comme ils en ont l'habitude : Yolande va le rassurer (entreprise commencée avant le début de la pièce) sans que son avis ait un quelconque intérêt pour lui. Betty va le rassurer tout en mettant le doigt sur un détail - presque- insignifiant : il a bafouillé un instant. Henri va lui mentir puisqu’il a oublié de regarder l’émission et se faire un plaisir d'appuyer sur l'histoire du bafouillage (ça commence à déraper...), la Mère va le rassurer tout en lui reprochant sa façon de s'habiller. Tout ça passe évidemment avant les problèmes des autres (problèmes autrement plus ennuyeux, qui restent en sourdine pendant un temps, mais sont révélés au lecteur).
C'est dérisoire, et c'est un point de bascule pour cette famille qui va faire déraper les échanges verbaux, voler en éclats les non-dits (entre mère et fille, notamment) et bouleverser en partie les relations et les clichés jusque-là établis, tels que "Philippe est parfait", "Henri est un nul", "Betty est une chieuse", "Yolande est une imbécile", entre autres. Cela dit, on n'est pas non plus dans Festen : pas de révélation atroce ici. Les dialogues sont à la fois très incisifs et très drôles, mais aussi par moments émouvants. Les personnages, marqués par des caractéristiques très fortes, presque (à dessein) caricaturales, relèvent à la fois du général et de l’individualité. Bacri et Jaoui jouent d'une finesse d'analyse des rapports familiaux que leur humour décapant fait d'autant mieux ressortir. Ils savent parfaitement mettre le doigt là où ça fait mal tout en dédramatisant ces situations qui sont le lot de toutes les familles. On notera en passant les didascalies qui donnent surtout des indications psychologiques, plutôt que des indications scéniques. La justesse psychologique, - voire la démarche psychanalytique, amenée de façon très légère -, c'est ce qui fait tout le sel et toute la réussite de cette pièce.
Alors, bien sûr, avoir en tête le casting du film, qui fut celui de la création de la pièce, c'est la cerise sur le gâteau. Avec une mention spéciale pour Catherine Frot, qui a excellé dans le rôle d'une Yolande a priori un peu bêta, mais qui met juste comme il faut les pieds dans le plat. Avoir son jeu en mémoire ne fait que rendre plus caustique cette pièce que, vous l'aurez compris, je recommande vivement. C'est une petite perle, ainsi que son adaptation cinématographique. Une petite perle qui fait mal... et qui fait du bien.
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Créée
le 17 sept. 2017
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