La note maximale s'impose pour ce pamphlet dont la virtuosité du langage n'a d'égal que la richesse du propos.
Antonin Artaud nous livre une analyse de van Gogh qui va s'écraser comme un météore brûlant dans le magasin de porcelaine de la critique bien-pensante ! C'était en 1947, et l'écrivain refusa de laisser, à l'occasion d'une rétrospective au musée de l'Orangerie, le "conformisme larvaire de la bourgeoisie", salir à nouveau l'image du peintre hollandais de leur langue vicieuse, en associant son suicide à sa soit-disant folie. Car, entendons-nous, contrairement à ce que j'ai pu lire, le génie de van Gogh n'était pas incompris ; il l'a été, mais pas au moment où Artaud écrivit. La visée première de son pamphlet était que l'on cesse de dire que "ce fou avait du génie, mais la folie l'a tué", mais que l'on admette une proposition plus juste : "cet homme avait du génie, pourquoi l'avons-nous tué ?"
Le suicidé de la société...
À travers une langue aussi habile qu'acide, Artaud détruit les préjugés, annihile l'hypocrisie. Ne voyez pas, dans la peinture de van Gogh, le témoignage de sa présumée folie, mais voyez au contraire sa lucidité supérieure ; enfin comprenez, par ce témoignage suprême d'un homme qui s'est employé à percer le secret du réel, que son suicide n'est autre que la suite logique d'un homme qui, à trente-sept ans, ne pouvait plus supporter le poids de cerner la réalité, du moins, celle de
"cette société,
absoute,
consacrée,
sanctifiée
et possédée"...
"Qu'est-ce qu'un fou alors ?" est la vaste question qui surgit de ces lignes. Si le pamphlet s'attache tout du long à montrer qu'en tout cas, van Gogh n'en était pas un comme on l'entend — où plutôt comme le taxaient les psychiatres dont Artaud avait lui-même fait les frais ! —, j'ai trouvé dans ces lignes, un sagace compromis pour y répondre :
"il n'y a pas de délire à se promener la nuit avec un chapeau attaché de douze bougies pour peindre sur le motif un paysage ;
car comment le pauvre van Gogh y aurait-il fait pour s'éclairer ? (...)
Quant à la main cuite, c'est de l'héroïsme pur et simple,
quant à l'oreille coupée, c'est de la logique directe,
et, je le répète,
un monde qui, jour et nuit, et de plus en plus, mange l'immangeable,
pour amener sa mauvaise volonté à ses fins,
n'a, sur ce point,
qu'à la boucler".
La clarté de ses mots sonnent tristement juste, mais sont aussi bien perspicaces venant d'un homme que l'on prend pour un fou...
Les lignes, véritable lave infusion d'une syntaxe surprenante alliée à une richesse lexicale pertinente, s'écoulent violemment le long des pages pour former un chef-d'oeuvre : celui de la compréhension d'un génie, un grand génie.