Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2016/11/vie-de-wankyu-d-ihara-saikaku.html
SAIKAKU ET LE GENRE UKIYOZÔSHI
Côté littérature classique japonaise, je me suis engagé il y a quelque temps de cela dans un gros morceau : Le Dit des Heiké. Mais entrecouper la chose peut s’avérer bienvenu… Par exemple avec ce livre autrement court (c’est peu dire : la centaine de pages de cette édition n’est atteinte qu’au travers de nombreux sauts de pages et illustrations, sans même parler des abondantes notes de fin de chapitre ; on en fait un « roman », à bon droit sans doute dans son contexte éditorial, mais selon nos critères contemporains cela relèverait bien plus de la nouvelle – peut-être même pas de la novelette ou novella), signé Ihara Saikaku, nom de plume (plus souvent abrégé en Saikaku tout court) de Hirayama Tôgo.
Saikaku, je l’avais déjà croisé dans la fort belle anthologie Mille ans de littérature japonaise, où j’avais beaucoup apprécié les extraits de son roman (le premier) Un homme amoureux de l’amour. Convaincu par cette expérience, je m’en suis depuis procuré plusieurs autres œuvres, dont le présent roman est la plus courte. Je m’attendais à y retrouver les thèmes essentiels de Un homme amoureux de l’amour, et il y a bien de ça… et en même temps c’est tout autre chose.
Une belle illustration, dès lors, de ce genre romanesque dont on a fait de Saikaku le fondateur, à savoir l’ukiyozôshi, ou « écrits du monde flottant » (parent du style pictural ukiyo-e ?), souvent caractérisé par son réalisme bourgeois à l’extrême limite du prosaïsme, et, en même temps, par une certaine prédilection pour les thèmes galants voire clairement érotiques, bien distincts en cela de leur traitement dans les œuvres plus « aristocratiques » des ères précédentes. Au fur et à mesure, toutefois, et en fait dès Saikaku, le genre en est venu à traiter d’une multitude de sujets…
Mais rappelons, au passage, que le développement de cet art romanesque à cette époque (disons la deuxième moitié du XVIIe siècle, en pleine ère Edo) tient pour partie à des bouleversements dans l’économie du livre, accompagnant des évolutions sociales notables ; dans ce contexte, les romans de Saikaku font clairement figure d’œuvres populaires – et ont d’ailleurs remporté très vite un beau succès commercial. Ce qui n’a pas été sans s’accompagner d’inévitables jugements de valeur : une littérature populaire n’est au mieux qu’une sous-littérature, c’est notoire… C’était alors son image. Mais les jugements ont changé : aujourd’hui, Saikaku est unanimement considéré comme un des trois grands écrivains de l’époque Edo – lui en tant que romancier, à ses côtés Bashô pour la poésie, et Chikamatsu Monzaemon pour le théâtre.
LA FIGURE DE WANKYÛ (ET QUELQUES AUTRES)
La Vie de Wankyû date de 1685 ; son attribution à Saikaku ne fait aujourd’hui plus aucun doute, s’il y a eu une hésitation à ce sujet pendant quelque temps. L’auteur s’inspire d’un personnage authentique, du nom de Wanya Kyûemon, un jeune bourgeois porté à dépenser sans compter, tout particulièrement auprès des courtisanes des quartiers de plaisir (en l’espèce surtout celui d’Osaka, cadre essentiel du roman).
Le bonhomme, à la fois galant et un brin ridicule, peut, je suppose, évoquer un ersatz plus moderne de Heichû dans Le Dit de Heichû ; en sens inverse, le tableau de ses déboires n’a pas été sans me rappeler – très fortement – une œuvre postérieure d’un siècle, la Fricassée de galantin à la mode d’Edo signée Santô Kyôden – ce dernier a-t-il été inspiré, ou était-ce simplement un thème commun sur lequel broder ? Aucune idée…
Peu importe. Notons simplement que, déjà à l’époque, avant même que Saikaku, son contemporain, n’écrive son roman, le personnage avait été intégré à la littérature – plus particulièrement au théâtre, et Saikaku lui-même l’évoque.
LA VIE DE WANKYÛ ET UN HOMME AMOUREUX DE L’AMOUR
Le point de départ pourrait être similaire à celui d’Un homme amoureux de l’amour – avec un même bourgeois dépensant à tour de bras dans les quartiers de plaisir… Mais le ton est pourtant bien vite différent, si les tous premiers chapitres peuvent s’accommoder de cette éventuelle parenté.
Un homme amoureux de l’amour, pour ce que j’en ai lu, est un roman enjoué et drôle, où l’érotisme exacerbé a quelque chose de ludique et badin qui se libère très vite, et en ricanant, des prescriptions morales… La Vie de Wankyû a une approche assez différente – et si le héros a d’emblée quelque chose de comique (via le ridicule, à la différence de l’Homme amoureux de l’amour), il se mue pourtant au fur et à mesure en une figure autrement plus sombre, et peut-être même tragique…
Et la morale refait peut-être ainsi son apparition – même si je ne suis pas bien certain de ce qui doit être pris au pied de la lettre et de ce qui est avant tout ironique, chez un auteur qui, à maints égards, avait fait de la débauche bourgeoise son commerce…
Quoi qu’il en soit, si l’on rit au début, on ne rit plus à la fin – et Wankyû, qui tantôt agaçait, tantôt faisait rire, susciterait presque à la fin, sinon des pleurs (mais pourquoi pas ? C’était semble-t-il l’optique adoptée par le spectacle théâtral dont Saikaku se fait l’écho), du moins une certaine compassion…
DÉPENSER – TOUJOURS PLUS
Tout commence pourtant très bien : Wankyû est un bourgeois d’Osaka, dont le commerce autorise un train de vie relativement dispendieux. Mais tout change quand Benzaiten, déesse de l’abondance, dans un rêve débarrassé de toute pompe religieuse, attribue à Wankyû une fortune considérable… dont elle semble aussitôt savoir qu’il en fera mauvais usage.
En effet : Wankyû ainsi béni dépense sans compter dans les quartiers de plaisir et ailleurs. Ce bourgeois n’en est pas un au sens où nous l’entendons en Occident dès lors qu’il s’agit du rapport aux choses matérielles et à l’argent : bien au contraire, il se montre dispendieux et fastueux à l’instar d’un noble… Et le trésor dont Wankyû hérite, dans ces conditions-là, ne peut faire long feu.
LA PENTE FATALE
Le roman consiste en une succession de très brefs chapitres, séparés en deux parties : dans la deuxième, le liant est essentiel, les tableaux se suivent directement, là où la première partie est plus libre – et cela participe sans doute de l’effet produit sur le lecteur.
Nous enchaînons donc tout d’abord les séquences où Wankyû dépense sans compter, tout particulièrement pour s’attacher les services des plus belles des courtisanes – tant qu’à faire ces rares tayû qui sont l’élite de la profession. Mais l’argent lui glisse décidément entre les doigts – en fait, il ne « s’attache pas », dépensant au gré des circonstances sur des impulsions irrépressibles…
Une mendiante, dans une scène assez forte, lui donne à cet égard une « leçon de dignité » qu’il n’est tout simplement pas en mesure de comprendre – aussi jette-t-il dans la rivière la coquette somme qu’il comptait donner à la mendiante quand celle-ci l’a refusée, lui demandant une simple piécette…
La chute est ici entrevue, qui devient inévitable à partir d’une scène où l’on conçoit plus que jamais le caractère pathologique du rapport de Wankyû à l’argent : sa propre femme, en dépit des dettes qui s’accumulent, lui offre une somme assez conséquente… pour s’attacher les services d’une tayû tout particulièrement notable, du nom de Matsuyama ! Qui n’était d’ailleurs pas sans éprouver quelque sentiment pour notre bourgeois frivole… Mais celui-ci, en chemin, dépense toute cette somme sur un nouveau coup de tête : il ne « libère » donc pas (ou ne « rachète » pas…) Matsuyama… qui ne s’en remettra pas. Son couple pas davantage...
LA FOLIE S’EMPARE DE WANKYÛ
Wankyû non plus ne s’en remettra pas. Matsuyama hantera ses pensées jusqu’au terme – fatal. Quoi que fasse pour lui son entourage, et tout particulièrement son compagnon Sôhachi, autrement sensé et admirablement dévoué, Wankyû s’enfonce dans une spirale de dettes : accumulant les obligations auprès de tous, il ne s’en libère jamais, et sa prodigalité insane lui interdit d’accomplir les beaux gestes généreux qu’il promet à tout va – peut-être même sincèrement (la scène la plus forte, ici, concerne un jeune garçon que Wankyû prétendait tirer de la misère et abriter dans une jolie maison…).
Et, les dettes s’accumulant, Wankyû perd bien plus que sa crédibilité de bourgeois : il sombre peu à peu dans la folie… Mendiant sans bien s’en rendre compte, moine même sans même percevoir ce que cela devrait impliquer, Wankyû erre de par le monde, des paroles incompréhensibles aux lèvres, et le souvenir de Matsuyama l’obsédant sans qu’il sache bien pourquoi.
Les aumônes dont il bénéficie, il les dilapide aussitôt, bien sûr – ce sont autant d’attaches qui se perdent à chaque fois… jusqu’à ce qu’une provocation dont il n’avait pas bien conscience sans doute lui vaille d’être précipité dans les flots, et de s’y noyer…
SE RECONNAÎTRE EN WANKYÛ
Je ne m’attendais franchement pas, après Un homme amoureux de l’amour, à tomber sur un Saikaku « moraliste »… C’est au point, en fait, où je ne suis pas bien certain d’avoir perçu comme il le faut le propos de l’œuvre, d’une ironie qui a pu m’échapper après les premiers tableaux ouvertement cocasses…
Mais il y a sans doute à cela une autre raison – et c’est que, toute galanterie, guère dans ma nature (hein), mise à part, je me suis identifié au dépensier Wankyû… J’ai, encore que dans des proportions inévitablement bien moindres – je n’ai bien sûr jamais eu de fortune entre les mains… – un même rapport pathologique à la dépense, une même propension à me laisser aller à des coups de tête regrettables (pour moi, mais éventuellement aussi pour d’autres). Aussi le récit de Saikaku ne m’a-t-il pas laissé indifférent sous cet angle… L’ai-je trop pris au sérieux, du coup ? C’est possible – je n’en sais rien…
L’HABILETÉ DE SAIKAKU
Quoi qu’il en soit, j’ai retiré de cette brève lecture un indéniable plaisir – aussi masochiste puisse-t-il paraître, ces éléments pris en considération. La langue habile de l’auteur s’allie à la finesse de ses portraits psychologiques et à l’authenticité des cadres qu’il met en scène pour produire un effet d’immersion admirable – le réalisme affiché de Saikaku introduit le lecteur dans un monde qui, au travers de son art romanesque, garde tout son cachet, et demeure étonnamment vivant.
Cette Vie de Wankyû m’a donc surpris – mais aussi pleinement convaincu, illustrant joliment combien l’ukiyozôshi, dès Saikaku, pouvait en fait évoquer des thèmes très différents, éventuellement sous une similarité de façade. Et je ne m’en tiendrai pas là...