Après Shakespeare hier, Dante aujourd'hui : Nébal comble ses lacunes. Et toujours sous le signe de l'Amûûûûûûûr Majuscule, puisque, dans La Vita nuova, œuvre de jeunesse hétéroclite, tenant à la fois de l'autobiographie, du roman, de la poésie et de la scolastique, l'auteur de la Divine Comédie (qu'il faudra bien que je me décide à lire un jour ; d'ailleurs, j'ai L'Enfer dans ma commode de chevet) nous narre sa célèbre passion amoureuse pour la divine Béatrice.
Et l'on peut bien, ici, parler de « passion ». Pour une fois, le mot n'est pas trop fort. À vrai dire, il paraît même faible, tant La Vita nuova est placée dès le départ sous le signe de l'excès (à tel point, et les commentateurs s'accordent à ce sujet, qu'on ne peut guère lui accorder de trop grande crédibilité : si le jeune Dante s'était réellement comporté comme il le décrit dans son « petit livre », il aurait été un personnage pour le moins ridicule...). L'amour de Dante pour Béatrice – amour chaste, faut-il le préciser ? Eh bien oui, sans doute, tant l'époque était plutôt à la dissipation, et le Poète lui-même aura par la suite une vie plutôt agitée sur ce plan-là... ce que lui reprochera Béatrice dans Le Purgatoire ! – relèverait presque de la pathologie, à vrai dire, si l'on ne préférait pas en faire une sorte de type idéal.
Il confine en effet au délire pur et simple : régulièrement, Dante fait part de songes et d'hallucinations pour le moins évocatrices, même si, ainsi qu'il le dit lui-même, il ne faut pas prendre au pied de la lettre certains de ses procédés, ainsi sa personnification récurrente de l'Amour, qu'il dit rencontrer à plusieurs reprises, et avec lequel il a régulièrement des conversations... Sa passion pour la divine Béatrice vire presque à l'idolâtrie : en témoignage cet édifiant passage où, après sa mort, revenant une nouvelle fois sur la récurrence du chiffre 9 dans la vie de sa bien-aimée, il se livre à d'absconses considérations astrologiques... avant d'expliquer que 9 étant le cube de 3, symbole de la Trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit, c'est bien là la preuve que Béatrice était un miracle.
C'est justement à l'âge de neuf ans que Dante rencontre Béatrice. Il dit en être tombé aussitôt amoureux, ou peu s'en faut. Pourtant, tout au long de sa vie, il n'osera quasiment jamais l'approcher. Là encore, on aurait envie de parler de pathologie (tout anachronisme mis à part), tant la timidité du Poète paraît exacerbée, la simple vision de Béatrice suffisant à le plonger – à l'en croire... – dans un émoi si flagrant qu'il susciterait la moquerie si Dante ne trouvait pas une quelconque parade ; en l'occurrence, il s'agit, soit de fuir, soit de faire croire... qu'il en aime une autre ! Stratagème dont il usera par deux fois, sur les conseils mêmes de l'Amour personnifié, et, toujours à l'en croire, sur une assez longue période (ce qui paraît peu crédible).
Aussi les vers que lui inspire Béatrice – car le jeune Dante est déjà un « rimeur », en langue vulgaire – sont-ils « maquillés », présentés comme étant inspirés par une autre, ou simplement dédiés à « ma Dame », sans autre précision... On attendra encore un peu « ma Béatitude ». Mais ces vers sont nombreux : sonnets, canzoni, ballades... Dante, qui a fait un tri dans sa production et y a probablement opéré des interpolations en compilant La Vita nuova après la mort de Béatrice (celle-ci meurt en 1290, et le livre a probablement été rédigé dans les deux ou trois années qui ont suivi), nous livre de très nombreux poèmes, revenant chaque fois sur les circonstances précises qui ont entraîné leur rédaction dans les passages en prose qui forment l'armature du « roman ». Puis, il se livre dans des commentaires « scolastiques » à d'assez pénibles divisions et subdivisions afin d'expliquer ce qu'il a écrit. C'est ainsi que l'on peut distinguer (moi aussi je subdivise, aha !) trois types de textes dans La Vita nuova : les passages en prose constituant le « roman autobiographique » et précisant les sentiments de l'auteur ; les poèmes ; et enfin les commentaires de Dante, ici relégués en fin d'ouvrage avec ceux du traducteur.
La traduction, justement : parlons-en. Max Durand-Fardel, dans cette édition antédiluvienne, explique qu'il s'est livré à une traduction « littérale » des poésies de Dante. Effectivement... Seul le sens en a été retenu, précis à l'extrême. Mais pour ce qui est de l'esthétique, on repassera. Inévitable, sans doute : la poésie, à la traduction, hein...
Cela n'empêche cependant pas La Vita nuova, même ainsi, d'être une œuvre d'une grande sensibilité. La douleur de Dante à la mort de Béatrice est palpable, et poignante.
(Même si, bon, au bout d'un moment, on a compris, ça va, l'en fait un peu trop...)
Quoi qu'il en soit, on aura rarement vu en littérature amour aussi fou, aussi total, aussi inconditionnel. Rien d'étonnant, dès lors, à ce que la passion maladive de Dante pour Béatrice ait traversé les siècles jusqu'à nous. Cette belle et triste histoire d'amour (manquée, aurait-on envie d'ajouter...) est un archétype, à sa manière excessive, sublimé par la plume de l'un des plus grands poètes de tous les temps, qui devait en rester marqué à vie. Une histoire d'amour comme il n'en existe que dans les livres ?