Relire le Voyage pour la troisième fois, en une poignée d’années, c’est déjà un indice du magnétisme que produit la narration de Céline sur moi. D’abord par l’ampleur de l’intrigue, qui s'étale des champs de bataille de Flandres jusqu’à New York et des bords du fleuve Congo jusqu’à Toulouse. Mais aussi par la prose de Céline, proche de la poésie, méticuleusement rythmée et hachée, drôle et au vocabulaire si mélodieux, surtout ce passage que je ne peux pas m’empêcher de relire encore et encore à chaque fois qu’il me passe sous les yeux :
Figurez-vous qu'elle était debout leur ville, absolument droite. New York c'est une ville debout. On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux même. Mais chez nous, n'est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s'allongent sur le paysage, elles attendent le voyageur, tandis que celle-là l'Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur.
Seulement, et en le relisant en l’espace de deux jours, j’ai parfois perdu patience de la répétitivité du propos de Céline, surtout quand il s’agit de déployer une dizaine d’aphorismes tout au long de l’oeuvre pour dire essentiellement la même chose. Oui, être pauvre n’est pas une condition très enviable. Oui, on accumule les stigmates de notre souffrance, de nos désirs, de nos jugements. Oui, la passion patriotique est une machine à tuer et à réprouver. Oui, faire confiance aux hommes, c’est déjà se faire tuer un peu… Mais le dire une fois ou deux fois, c’était bien suffisant. Les thèmes transpirent déjà de la prose hébétée, indignée et effrayée, de toute façon.
Reste que c’est toujours une grande oeuvre qui me touche autant qu’elle m’indispose, en allant mettre au jour, un peu, mon petit vice à moi.
Autant pas se faire d'illusions, les gens n'ont rien à se dire, ils ne se parlent que de leurs peines à eux chacun, c'est entendu. Chacun pour soi, la terre pour tous. Ils essayent de s'en débarrasser de leur peine, sur l'autre, au moment de l'amour, mais alors ça ne marche pas et ils ont beau faire, ils la gardent tout entière leur peine, et ils recommencent, ils essayent encore une fois de la placer.