W ou le Souvenir d'enfance est le roman où Georges Perec donne le plus de lui-même, dit le plus sur lui-même, explicitement dans l’évocation du fameux « souvenir », mais bien plus encore en profondeur, dans le suggéré, dans tout ce que le texte ne dit pas où parvient, difficilement, dans la douleur, à dire. C’est le roman qui donne toutes les clés pour entrer vraiment dans l’œuvre de Perec.

Et pourtant, même si l’écriture demeure très classique et très sobre (du moins par rapport à nombre des ses œuvres expérimentales où il se joue de la langue et des mots) – l’œuvre ne se laisse pas appréhender facilement pour autant. Elle résiste même, très longuement, presque jusqu’à la fin, à l’interprétation du lecteur. Elles résistent, plutôt – car il y a bien deux œuvres, en apparence, dans W : un récit autobiographique (le souvenir, ou plutôt les souvenirs) d’enfance et un récit de fiction, W, les deux textes étant présentés en alternance de chapitre en chapitre, parfaitement démarqués par des typographies différentes (le texte imaginaire apparaissant ainsi en italiques). Et rien ne semble vraiment relier ces deux textes juxtaposés de la plus arbitraire des façons.


Perec va même encore plus loin. Le roman se compose de deux parties. Et W, le récit de fiction est lui-même divisé à son tour en deux parties totalement distinctes, sans lien à nouveau, en dehors de l’évocation d’une localisation – une île ignorée des cartes, du côté de la Terre de feu. La première partie tient, apparemment, du roman d’aventures : un personnage en fuite ( ?), dissimulant son identité, se trouve contacté par un second personnage, tout aussi mystérieux, qui lui confie la mission de retrouver un enfant disparu dans un naufrage où toute sa famille aurait péri, du côté de la Terre de feu. Mais il n’y a plus de personnages identifiés dans la seconde partie, plus d’action, rien que la présentation de plus en plus précise, de plus en plus affinée au fil des chapitres, de l’organisation d’une cité idéale, W, entièrement consacrée au sport et à ses valeurs – du côté de la Terre de feu. L’écriture est peut-être classique (ou pas) mais la structure de l’ouvrage apparaît dès lors pour le moins déconcertante.


L’Atlantide, la cité idéale, se situe donc selon Perec au bout du bout, au sud du sud, dans un îlot de la terre de feu, protégé des intrus par des récifs, par des hautes falaises battues par les vents, par des marécages, par des forêts presque impénétrables.


Le souvenir d’enfance se compose en fait d’une multitude de souvenirs, une constellation d’images plus ou moins bien (plus ou moins mal en réalité) agrégées, qui peinent à s’inscrire dans une continuité chronologique, trop de trous, trop de blancs …


W, la cité idéale pourrait presque, quand on la découvre, évoquer aussi l’abbaye de Thélème, un univers humaniste, fondé sur les valeurs de l’olympisme, citius-altius-fortius. Mais dans cet univers-là, seul le pôle physique semble privilégié. Tout est sacrifié à l’épanouissement du corps. On n’est pas à Thélème.


Les souvenirs d’enfance en réalité ne sont que des fragments, des bribes, des lambeaux de souvenirs. Même pas – ce sont, plutôt, des tentatives, des essais pour retrouver le fil d’une existence en pointillés, celle de l’enfant, exilé en Savoie pour être protégé des menaces des rafles pendant l’Occupation. En réalité Perec ne se souvient pas (et avec l’emploi de ce verbe, on ouvre déjà une nouvelle porte sur l’œuvre, celle des souvenirs morcelés et épars), il cherche, scrute des photos, émet des hypothèses, confie que le plus souvent les souvenirs rapportés sont peut-être inventés, reconstruits après coup, ou qu’ils sont peut-être ceux d’autres personnages. Dans son exil incertain, l’enfant est entouré par une colonie de tantes et de cousins qu’on n’arrive plus à dénombrer et auxquels on peine à donner une identité, individuelle. Le passé est décomposé.


Le souvenir d’enfance, en vérité, dit au plus profond, une absence, un manque. Une disparition, antérieure aux « souvenirs » évoqués, celle des parents, celle du père mort à la guerre, celle de la mère disparue dans un camp d’extermination.


A W, le lecteur réalise enfin qu’il ne s’était pas trompé. La cité idéale tourne à la pire des dictatures, celle où des bourreaux anonymes, les maîtres, s’acharnent sur des victimes définitivement abêties.


Lorsque Perec narre, fait semblant de narrer, un pseudo souvenir d’enfance, il ne parle en fait, constamment que de disparition – jusque dans les chapitres apparemment les plus éloignés du thème central. Lorsqu’il évoque ses lectures de ce temps-là, il ne s’agit en réalité que d’ouvrages inachevés, en aval ou en amont : le Tour du monde d’un petit parisien (l’ouvrage même semble impossible à retrouver, c’était apparemment un roman-feuilleton, constitué d’épisodes juxtaposés) devait avoir un second tome, introuvable ; Michael, chien de cirque, n’est en réalité qu’un épisode dans une série dont Perec ignore tout le reste ; quant à Vingt ans après, certes plus connu, il ne constituait dans l’œuvre de Dumas qu’une étape entre les Trois mousquetaires et le Vicomte de Bragelonne, alors bien plus difficile à trouver (et sans doute très oublié aujourd’hui).



« Il y avait pourtant quelque chose de frappant dans ces trois premiers livres, c’est précisément qu’ils étaient incomplets, qu’ils en impliquaient d’autres, absents et introuvables. »



Perec lit et relit des ouvrages incomplets, tous placés sous le signe de la disparition. La Disparition, le titre de son ouvrage le plus emblématique et le plus mystérieux.


Et le lecteur, sans vraiment s’en rendre compte (pour s’en convaincre, il va sans doute reprendre le texte de Perec) est revenu au tout début du récit de fiction. Un personnage, à l’identité incertaine, doit enquêter sur … la disparition d’un enfant dans un monde très lointain, disparition consécutive à la mort et à la disparition de sa mère et de ses derniers compagnons au large de l’île de W … On n’évoquera plus par la suite tous ces personnages, rien que l’organisation terrifiante , atroce, concentrationnaire de la cité idéale.


Les deux récits se rejoignent dans les pages ultimes. Le lecteur commence à comprendre. Et l’écriture de G. Perec, jusqu’alors si maîtrisée, dépourvue de tout pathos finit presque par déraper ; on n’en citera qu’un fragment :



« Les orphéons aux uniformes chamarrés jouent l’Hymne à la joie. Des milliers de colombes et de ballons multicolores sont lâchés dans le ciel. Précédés d’immenses étendards aux anneaux entrelacés que le vent fait claquer, les Dieux du stade pénètrent sur les pistes, en rangs impeccables, bras tendus vers les tribunes officielles où les grands dignitaires W les saluent.



Il faut les voir, ces Athlètes qui, avec leurs tenues rayées, ressemblent à des caricatures de sportifs 1900, s’élancer coudes au corps, pour un sprint grotesque. Il faut voir ces lanceurs dont les poids sont des boulets, ces sauteurs aux chevilles entravées, ces sauteurs en longueur qui retombent lourdement dans une fosse emplie de purin. Il faut voir ces lutteurs enduits de goudron et de plume, il faut voir ces coureurs de fond sautillant à cloche-pied ou à quatre pattes, il faut voir ces rescapés du marathon, éclopés, transis, trottinant entre deux haies serrées de juges de touche armés de verges et de gourdins, il faut les voir ces Athlètes squelettiques, au visage terreux … »



La suite tourne à la nausée.


Et toute l’œuvre à venir, le jeu époustouflant avec les mots, la fantaisie sans limites est là, entre les lignes de W et du souvenir d’enfance, dans l’élégance de ce désespoir.


(Au reste, si l’écriture de W, à la différence de celle des œuvres futures, peut sembler classique et sobre, elle n’en possède pas moins des caractéristiques surprenantes, en particulier dans l’emploi des temps – l’étonnante, et normalement impossible cohabitation entre le passé composé et le passé simple, aussi bien dans le récit de fiction de cette Atlantide illusoire que dans le discours autobiographique du Souvenir d’enfance, où le passé simple devrait d’ailleurs être proscrit. Cet usage impossible des temps est sans doute la meilleure façon de traduire la confusion entre la réalité et l’impossibilité d’atteindre, de retrouver vraiment celle-ci. Par contre, dans l’histoire imaginaire et hors temps de W, où précisément le temps du récit coupé de toutes références à l’histoire de Perec et du lecteur devrait être le passé simple, ce sont les temps du réel qui finissent par s’imposer – le présent aussi menaçant que permanent et dans les dernières lignes un futur, imparable et terrifiant. Perec est un grand écrivain.)


Les deux récits, W comme le souvenir d’enfance, tournent donc autour de la question de la disparition. Dans le roman du même titre, le plus célèbre de Perec, expérimental et mystérieux, il s'agit de la disparition de la lettre E- au point qu’elle n’apparaît jamais dans le roman. Les explications profondes sont sans doute déjà dans W. La seule voyelle du nom de Perec , le cœur de son identité est bien ce E - pErEc . Mais il ne s’agit pas, contrairement aux apparences d’un patronyme breton. Le nom vient plutôt d’Europe de l’est, Peretz peut-être, comme l’auteur nous l’apprend dans le récit du souvenir, ou encore un nom qu’on pourrait aussi bien écrire Prk, à partir de sa prononciation approximative, quand les voyelles deviennent incertaines. Cette disparition tragique, consubstantielle à l’homme (et qu’il ne peut affronter qu’à travers la lecture, l’écriture, les mots et même les graphèmes), c’est évidemment celle du souvenir (impossible) de l’enfance, celle des parents disparus. La disparition du E, c’est assurément une performance d’écriture, c’est plus encore la déclinaison de la plus profonde et de la plus intime des tragédies.


Et ces questions se retrouvent dans son œuvre essentielle, la Vie mode d’emploi – cet immense puzzle relatant l’histoire d’un immeuble condamné à la disparition, une espèce d’espace ouvert sur d’autres lieux et d’autres époques que l’auteur tente d’épuiser. Le personnage central, Bartlebooth, élabore une série de puzzles à partir des aquarelles qu’il avait réalisées dans divers ports du globe. Et l’histoire doit s’achever avec la reconstitution achevée de ces puzzles. Mais le vrai personnage central, celui qui tire toutes les ficelles du roman et fabrique les puzzles, porte le nom de Gaspard Winkler, le nom du héros de la première partie de … W, représentation évidente de Perec lui-même en deus ex machina (et dans W, il part dans la quête impossible de l’île et de l’enfant).A l’instant où Bartlebooth va enfin placer sa pièce ultime, Perec nous réserve un ultime coup de théâtre …
« Bartlebooth vient de mourir. Sur le drap de la table, quelque part dans le ciel crépusculaire du quatre cent trente-neuvième puzzle, le trou noir de la seule pièce non encore posée dessine la silhouette presque parfaite d'un X. Mais la pièce que le mort tient entre ses doigts a la forme, depuis longtemps prévisible dans son ironie même, d'un W. »

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le 29 déc. 2016

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