Avec son titre à rallonge, à la fois énigmatique et poétique, qui lui confère directement une aura un peu spéciale, « From the edge of the deep green sea » est souvent considéré comme LE morceau des Cure des années 90, ce qui n’a rien d’injustifié. On pourra toujours lui préférer d’autres titres épiques (« Open » ou « End » sur le même album, « Want » ou « Bare » sur « Wild Mood Swings »), « From the edge… » (pour les intimes) fait l’unanimité chez les fans, et suscite souvent l’admiration des autres. En un peu plus de sept minutes, que l’on ne verra pas passer, il cristallise en effet tout ce que le groupe a engendré de meilleur depuis « Kiss Me Kiss Me Kiss Me » pour en faire quelque chose de surpuissant et de quasi-définitif. Romantisme fiévreux, pulsions insatiables et triste nostalgie se retrouvent mêlés dans une alchimie aussi parfaite qu’improbable, et c’est évidemment ce qui fait son génie.
« From the edge… » n’a donc pas seulement un titre emphatique. C’est un morceau étiré et bavard, progressif, qui prend le temps de s’installer et de monter en pression, avant d’exploser comme un volcan sur un solo de gratte noisy pas improvisé mais imprévisible (même si la légende veut que Smith, ou Porl Thompson, ça dépend des fois, l’ait exécuté en une seule prise), qui paraîtra totalement étrange aux oreilles habituées aux solos hyper techniques et trop bien calibrés, et ne cessera d’émerveiller les autres même après plus d’une centaine d’écoutes.
A l’image de « Wish », le disque qui l’a vu naître, « From the edge… » est une chanson bipolaire, pétrie de contradictions : la guitare électro-acoustique de Smith agrippe un mur de son, se fraye un chemin parmi les larsens débridés de Bamonte et le lyrisme bruitiste de Thompson. Un cocktail de douceur et de violence à priori voué à l’échec que l’on retrouve d’ailleurs dans les paroles, qui décrivent un combat entre deux des entités les plus incompatibles de l’histoire, à savoir la passion et la raison. Combien d’œuvres d’art cette bataille psychique a-t-elle engendré ? Comme souvent, Smith base la trame de son texte sur une histoire d’amour aux contours réalistes, mais reste volontairement dans le flou en privilégiant les sensations. Ici, il joue le rôle d’un homme prisonnier de la relation qu’il entretient avec une femme (femme « officielle » ou amante, cela reste assez confus) : ses sentiments à elles sont intactes, lui ne l’aime plus, il ne veut plus s’engager davantage, mais il est incapable de lui avouer. Chaque paragraphe les voit tour à tour prendre la parole, et l’auditeur devient le témoin des tiraillements du narrateur (« I wish I could just stop / I know another moment will break my heart… »), de ses mensonges pourtant bienveillants (« I know this can’t be wrong I say / And I’ll lie to keep her happy… »), de la culpabilité qui assaille l’un, de la lente désillusion qui guette l’autre. Il se fait spectateur de cette opposition impudique, si impudique que lors du dénouement, la fille, jouant le tout pour le tout, utilise clairement le sexe comme une arme, une dernière chance, pour retenir son amant (« And just as I’m breaking free / She hangs herself in front of me / Slips her dress like a flag to the floor / And hands in the sky surrenders it all… »). Et tristement, faiblement, celui-ci retombe dans ses bras, incapable de résister à ses pulsions. On l’aura compris, cette « deep green sea » n’est pas seulement un élément du décor, c’est aussi pour lui un symbole (celui du long chemin qui lui reste à parcourir avant de pouvoir se libérer), un gouffre infranchissable où il craint de disparaître à jamais.
Subtile évocation du vampirisme amoureux, « From the edge… » déploie donc son éventail rock surpuissant sans lui sacrifier l’émotion et la poésie, avec notamment, à ce propos, un passage magnifique en milieu de chanson (« But it’s just rain, I smile / Brushing my tears away… »). Finalement, Smith reprend pour son compte l’iconographie romantique de l’artiste torturé, qui, du haut de sa falaise, voit ses larmes amères rejoindre les roulis vertigineux de l’océan, ses profondeurs insondables, comme le sont parfois celles du désir ! On dirait bien que je m’enflamme, là… C’est vous dire à quel point c’est convaincant !

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le 8 août 2012

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Psychedeclic

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