Retours sur SensCritique - 1/3: Mémoire

Depuis presque toujours, les histoires nous racontent les aventures de héros amnésiques, dans lesquelles le thème de la perte de mémoire est étroitement lié à la notion d'identité. Les personnages sans passé ne savent non seulement plus qui ils sont, mais perdent même tout indice sur la nature profonde de leur personnalité (Memento, Total Recall, pour quelques exemples évidents). C'est en ce sens qu'il est encore plus cruel d'effacer la mémoire d'un ennemi que de le tuer.


Cette faculté d'établir et structurer sa mémoire, et donc d'affirmer son identité, SensCritique l'a développé d'une façon sans doute inattendue (au moins en terme de proportion) au moment de sa conception. Lorsqu'il y a dix ans un ami me signalait la présence d'un site d'échanges culturels, je m'y jetais avec la boulimie du jeune page qui brûle de montrer combien il est arrivé jusque là à ingérer d'alcool, et se rend alors compte que deux pintes de Ale ne font pas le poids lorsqu'on arrive en fin de banquet moyenâgeux, ou force tonneaux de vins capiteux ont été éventrés.


Le temps de ravaler sa fierté, on découvre alors les incroyables spécialisations de ses nouveaux camarades. Constatant que oui, on peut décliner des listes où plus de trente noms de réalisateurs de la Shaw Brothers apparaissent; que oui aussi, on peut avoir vu plus de sept mille films français, ou même lu tous les Dostoïevski et comparer leurs traductions.
Une des premières questions que l'on se pose alors, face à de telles balises culturelles, est de savoir si ces personnes seraient capables de tout régurgiter sans sourciller au cours d'un apéro festif, ou s'ils ont la nécessité de s'appuyer sur une base de données, telle que SensCritique est déjà en passe de devenir à cette époque.


De ce point de vue, ce n'est pas finalement pas étonnant qu'une des premières activités que le site vous invite à accomplir est de vous souvenir. Noter les films, libres, BD, séries, disques, jeux que vous avez par le passé découvert, aimé ou détesté (les détenteurs du fameux badge "mitraillette" se comptent au moins par centaines).


Pourtant, c'est bien après quelques années passées par ici que la fonction d'aide-mémoire prend toute sa dimension (sans doute d'ailleurs parce que le temps signifie aussi le vieillissement des utilisateurs du site, dont les capacités cognitives s'estompent avec l'âge). Beaucoup s'appuient sur le site comme sur une béquille mémorielle et ainsi gardent la trace d'une activité, pour pourvoir un jour se dire "mais oui, je l'ai lu. Vu. Ecouté. Joué.". Tout le monde n'a pas la capacité de classement, de tri et d'analyse d'un Tavernier ou d'un Tarantino.


Pour tout vous dire, ma propre mémoire en forme de gruyère tiède et moisi me permet parfois de me rendre compte, lorsqu'on me parle d'un film que, tiens oui, je l'ai vu, et mazette ! J'ai même écrit un texte à son propos. Une fois lu, tout revient parfaitement en place. Mais avant cette relecture réparatrice, le compartiment disque dur + mémoire vive était aussi plein que le stade de France à quatre heures du matin par une nuit de janvier. Un handicap lourd qui m'oblige à consulter le site (mes notes personnelles, en quelques sortes) dès qu'on évoque un réalisateur obscure dont je me souviens pourtant avoir vu deux ou trois films. Sans parler des noms évidents qui soudain ne reviennent pas spontanément à la conscience, comme… -mais si, tu sais !- cet acteur français bourguignon qui a joué dans les Valseuses et qui a adopté la nationalité belge, ou russe, ou les deux, mais oui, putain, il a joué DSK, bordel..! Oui, voila.


Un tri mémoriel qui invite parfois à reconsidérer ses notes: si un bousin infâme est parfaitement resté ancré jusque dans ses moindres détails en mémoire, ne vaut-il pas autant, à certains égards, qu'un film noté comme un chef-d’œuvre, mais dont on a tout oublié ?
Dans le même ordre d'idée, le site nous pousse régulièrement à reconsidérer nos inclinaisons, dont certaines peuvent en venir à vaciller. Si certains chocs émotionnels ne perdent jamais de leur force fondatrice, d'autres amours plus fragiles souffrent affreusement de découvertes successives postérieures.


Et comme s'il s'agissait d'étranges Polaroids, retomber sur des conversations enjouées ou enfiévrées vieilles de plusieurs années nous rappelle aussi parfois des amitiés diluées, des rivalités évanouies ou des gouts littéraires aux saveurs fanées. Tout en renforçant les liens qui nous unissent avec ceux dont la route est depuis si longtemps partagée.


Autant de petits indices qui auraient pu mener à ce que le site s'intitule plutôt Mémoire(s)Critique(s), dans la mesure où il permet, à sa modeste échelle, à ce que peut-être quelques auteurs et autrices inspirés et talentueux ne disparaissent pas totalement dans le souvenir de leurs lecteurs (et contribuer à établir les bases d'une forme de mémoire collective). Et mine de rien, c'est déjà énorme.


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Retours sur SensCritique - 2/3: Miroir
Retours sur SensCritique - 3/3: Histoire

guyness
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le 18 août 2020

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