C'était dans un coin de ma tête depuis un peu plus de deux ans maintenant. Depuis cette déplorable réforme du collège. On ne peut pas vraiment dire que cela m'ait ouvert les yeux. En une quinzaine d'années d'ancienneté, je n'avais plus vraiment d'illusions sur le fonctionnement politique de l'Education Nationale. Non. Disons plutôt que cette réforme, et les stages que l'on nous a forcés de suivre pour la mettre en oeuvre, ont constitué la fameuse goutte d'eau.
Je quitte donc le professorat, du moins tel qu'il se déroule dans l'Education Nationale française actuelle.
Pour faire simple, je m'y étais engagé dans le but de développer les connaissances et le sens critique de mes élèves (dans cet ordre, c'est important, j'y reviendrai peut-être par la suite). A partir du moment où on demande aux profs d'être des "animateurs" ; à partir du moment où on valorise cette idée débile selon laquelle ce sont aux "élèves de construire leur propre savoir" ; à partir du moment où un inspecteur (notre supérieur hiérarchique direct, je le rappelle) nous reproche ouvertement et directement d'apporter des connaissances aux élèves (allant jusqu'à nous traiter de "psychorigides"), je dois me rendre à l'évidence : ce que l'on fait du métier de prof, ce n'est plus ce pour quoi j'ai signé.
Depuis une quarantaine d'années maintenant, l'Education Nationale, ministère éminemment politique, est devenue le symbole évident d'une politique qui emploie la démagogie la plus grossière pour masquer un creusement de plus en plus flagrant (et volontaire) des inégalités. Démago, le collège unique, qui confond égalité et équité. Mais cette confusion, non dénuée d'arrière-pensées, est entretenue : sous prétexte que cela constitue des inégalités entre élèves, on supprime les rares dispositifs (SEGPA, ULIS, etc.) qui parvenaient à éviter que certains élèves abandonnent complètement et trop vite. Des mesures qui ne sont guidées, bien évidemment, que par un souci d'économie, mais que l'on masque sous les aspects de solutions plus justes et républicaines. Le sort d'élèves obligés de rester jusqu'à seize ans dans des classes à la limite de la surcharge et où ils sont complètement abandonnés, largués par un "programme" mené à toute allure, les comptables gestionnaires de nos gouvernements successifs s'en foutent royalement.
Démago, le "bac à 80% d'une classe d'âge". Distribuer des diplômes à tout le monde n'a qu'une seule et unique conséquence, c'est de dévaluer ces diplômes. Les métiers qui, auparavant, recrutaient avec le bac, recrutent maintenant avec la licence. Là encore, ça fait joli, ça fait populaire. Mais le non-dit, dans cette proposition, c'est qu'au lieu d'élever les ados vers le bac, on a abaissé le bac vers eux. Et on continue cette politique : pour la réforme du collège, on nous a clairement dit qu'il fallait que tous les élèves se mettent au niveau du plus faible. Il ne s'agit même plus de la fameuse "éducation différenciée" qui était reine lorsque j'ai pris mes fonctions (et qui consistait, pour faire simple, à faire un cours qui puisse aussi bien satisfaire les plus faibles que les plus forts des élèves). Non, là, il s'agit uniquement de se focaliser sur le niveau des plus faibles, et d'abaisser tous les autres vers ce niveau-là. Rien de compliqué, rien de difficile surtout, ce serait un traumatisme pour eux.
Oui, parce que, et c'est fort démago également, depuis des années maintenant il s'agit de présenter l'école comme un lieu de traumatisme des élèves. Un lieu de violences physiques mais aussi morales. Et la pire de ces violences, ce serait celle du professeur donnant des connaissances à ses élèves, ou remarquant l'absence de connaissance de ces mêmes élèves. C'était Bourdieu qui avait lâché ça, et les imbéciles se sont engouffrés dans la brèche, bien contents de trouver là une excuse pour "fabriquer du crétin" à longueur d'années. Comme si la véritable violence, ce n'était pas justement l'absence de culture, l'absence de maîtrise des savoirs fondamentaux, cette absence qui relègue définitivement une personne et qui en fait ce que le pouvoir veut en faire, des gens sans mémoires, des personnes dénuées de sens critique, dénuées du bagage minimal nécessaire pour devenir des citoyens réfléchis.
Car, bien entendu, tout cela est hautement politique. Et pas seulement la politique gestionnaire qui consiste à privatiser un peu plus le système éducatif pour faire baisser les ISF et exonérer d'impôts les sociétés. Non, il y a aussi, là derrière, l'idée évidente de créer une population servile en état de "servitude volontaire". Une population incapable de lire et comprendre la société inégale dont ils sont les victimes. Une population qui ne peut pas lire un contrat de travail (lire ne signifiant pas déchiffrer, mettons-nous d'accord là-dessus), donc incapable de faire entendre ses droits dans un système politique où on lui en accorde de moins en moins. Une population incapable de remettre en question l'odieux bombardement médiatique qui l'accable.
Le choix des matières ciblées est très instructif. L'histoire est particulièrement visée, les programmes deviennent ridicules, les horaires rachitiques. Je continue à penser que l'histoire est une partie importante, voire essentielle du minimum culturel à connaître pour pouvoir développer un sens critique efficace. Cette matière n'est pas la seule visée, mais l'attaque dont elle fait l'objet me paraît très significative.
Bien entendu, parmi cette entreprise de destruction programmée de l'Education Nationale, il faut aussi compter avec le complet rabaissement de l'image des profs. Combien de fois ai-je tenté de faire comprendre ce qui représente réellement comme travail le métier de prof ? Combien de fois me suis-je heurté au fameux "18 heures par semaines, vous ne devez pas être trop fatigués, ça ira" ? Combien de fois des personnes qui ne connaissent strictement rien au métier d'enseignant se sont-elles permises de juger ce que nous faisons au nom de stéréotypes idiots et mensongers relayés à longueur d'années ? Pour avoir fréquenté un peu certains milieux venant d'Europe de l'Est, j'ai pu constater un respect des profs qui a été complètement ravagé en France. Et on ne me fera pas croire qu'il ne s'agit pas là d'un programme concerté...
La démagogie ambiante se fait même reine lorsqu'il s'agit d'annihiler l'autorité professorale en laissant aux seuls parents le choix définitif de l'orientation. Pour bien acter cela, d'ailleurs, on fait carrément disparaître le métier de conseiller d'orientation : après tout, ils deviennent inutiles, puisque c'est la volonté des parents qui sert de choix final.
Et, pour leur faciliter les choses, faisons aussi disparaître la filière professionnelle. Après tout, personne ne veut y aller, en lycée pro, c'est mal vu, c'est mal fréquenté, donc dégradons encore son image, comme on dégrade encore l'image de l'enseignement supérieur en inventant un algorithme qui affecte les étudiants selon des critères incompréhensibles dans des filières délirantes qu'ils n'ont ni la motivation ni les capacités de suivre.
J'entends certains commentaires. SanFe est victime d'une théorie du complot. Qui voudrait dégrader l'Education Nationale ? Quel politicien serait assez stupide pour cela ? Non, ce serait, au pire, qu'un malheureux concours de circonstances...
Ce qui m'a définitivement convaincu que ce à quoi nous assistons est bel et bien une politique concertée et réfléchie, c'est... qu'elle ne s'applique pas partout. Étrangement, cette désagrégation des enseignements, cette "bienveillance" démagogique et inéquitable, cette baisse des exigences, ce massacre de l'avenir ne s'applique pas dans les établissements élitistes de la République. Bizarrement, les profs de Louis Le Grand ou d'Henri IV, on ne leur demande pas de s'abaisser au niveau des plus faibles, et aucun parent vient les embêter. Aucun inspecteur ne les insulte. On ne leur reproche pas d'apporter des connaissances à leurs élèves.
C'est donc bel et bien le principe d'une école publique équitable pour tous qui est massacré à longueur de réformes. Cette politique vise explicitement à laisser les élites entre elles, à empêcher le fonctionnement normal d'un système éducatif qui permettrait à des élèves de n'importe quel niveau social d'accéder à l'excellence.
Je ne peux plus fermer les yeux sur la politique à laquelle je participe contre mon gré.
Il y a bien d'autres façons de m'engager socialement.
Il y a bien d'autres voies à suivre.
A lire aussi, impérativement, la réponse de Sergent Pepper :
https://www.senscritique.com/morceau/Should_I_Stay_or_Should_I_Go_Live/critique/180514416