Bleu pétrole paru il y a 10 ans, peu de temps avant la mort d'Alain Bashung, est un des albums de variété française que je préfère. Toutes, absolument toutes les chansons ont leur singularité, leur musicalité. Deux paroliers inspirés - Gérard Manset et Gaëtan Roussel prêtant leurs textes à une interprétation sublime du grand Bashung.
2018, une décennie plus tard sort En Amont, une compilation de morceaux enregistrés par Bashung au moment même où il travaillait sur Bleu Pétrole et réarrangés par Edith Fambuéna qui avait déjà apporté sa touche à Fantaisie militaire.
Première réaction à l'annonce de ces morceaux d'outre-tombe, un mélange d'excitation et de prudence, le risque d'une opération commerciale n'étant jamais exclus.
Et puis non. En Amont est juste un excellent album.
L'interprétation de Bashung colle au plus près des onze textes qui composent le disque, les arrangements musicaux orchestrés laissant toute la place à la voix du chanteur. Une voix intacte, troublante même, dix ans plus tard.
Les textes justement, à la différence de ceux de ses derniers disques, sont ici moins sibyllins - j'aimais ce côté incompréhensible mais open de Bleu Pétrole - ils racontent des histoires plus concrètes. Des instantanés ou des scénettes.
L'une de mes préférées n'est pas le très beau Immortels écrit par Dominique A. mais cette chanson magnifique, Elle me dit les mêmes mots, signé par Daniel Darc, lui aussi torturé de l'âme et lui aussi disparu (en 2013).
Cette chanson parle d'un homme et d'une femme, qui visiblement se connaissent intimement et depuis longtemps. On ne sait s'ils sont amants mais on comprend qu'ils viennent de faire l'amour et échangent à présent des mots :
J't'aimais tellement mieux quand t'allais mal /J't'aimais tellement mieux quand t'étais pâle
Ça t'allait bien mieux quand autrefois / Tu virais au bleu, moi j'trouvais ça
Tellement Charmant / Pourquoi as tu donc changé?
Tu ressemblais / Tant à un ange
Un ange brisé
Cette première phrase "j't'aimais mieux quand t'allais mal" qui relève à la fois du paradoxe et de l'oxymore interpelle d'emblée. On se demande pourquoi l'homme se confie de la sorte à sa maitresse.
En réalité, je pense qu'il faut ici entendre différemment les paroles. Ce n'est sans doute pas l'homme qui dit cela à la femme mais le contraire. Quand bien même c'est Bashung qui chante, il faut comprendre que c'est la femme qui dit ces premiers mots comme l'indique le refrain :
Elle me dit les mêmes mots / Quand la nuit est là
Elle se maquille un peu trop / Rajuste ses bas /
Et puis elle s'en va
C'est donc elle qui parle au tout début du morceau. Et on comprend qu'elle regrette l'homme qui la fréquentait autrefois. Il est bien toujours le même, mais il a changé et elle le lui dit. Était-elle sa maîtresse, sa confidente, une prostituée ? On ne sait pas. Mais on lit entre les lignes qu'il la fréquentait autrefois lorsqu'il il était mal, qu'il était brisé. Et qu'elle le consolait...
Cette chanson qui musicalement "galope" sur un rythme plutôt enlevé, on dirait presque un rythme de western et à la guitare sèche a des intonations mélancoliques mais ce n'est pas la tristesse qui l'emporte. Il y a là aussi comme une douce nostalgie, celle du blues auquel on revient un peu dans ce morceau, celle des amants qui convoquent les beaux moments passés. C'est à la fois sombre et lumineux. A la façon de Verlaine dans son Colloque sentimental :
Dans le vieux parc solitaire et glacé / Deux spectres ont évoqué le passé.
- Te souvient-il de notre extase ancienne?
- Pourquoi voulez-vous donc qu'il m'en souvienne?
...
Et il y a aussi quelque chose de très visuel presque pictural ou cinématographique dans cette chanson.
D'abord avec la description de la scène en quelques détails :
Elle se maquille un peu trop / rajuste ses bas / le matin vient / Elle s'en va.
On dirait une scène tirée d'un film de Cassavetes ou d'un des tableaux d'Edward Hopper, où l'on croise des figures ou des couples entre deux moments de leur vie comme celui-ci ou encore celui-là. Le temps y est comme suspendu, entre passé et présent.
Une très belle chanson que je vous invite à découvrir si vous ne la connaissez pas encore.