On pourrait se croire ici chez les Coen, en terrain archi-connu et conquis d’avance : poisse indécrottable, humour à froid et très noir, ironie permanente, cynisme du destin, violence sèche, et jusqu’au physique de Walter White (formidable Bryan Cranston), très proche finalement, et tel un frère vaguement éloigné, de cet idiot de Jerry Lundegaard dans Fargo. Le Nouveau Mexique a remplacé le Minnesota mais Albuquerque est, elle aussi, un point noir dans cette Amérique impersonnelle, sans âme et qui semble avoir tiré un trait sur son Histoire. C’est l’envers brutal de l’American dream et de l’American way of life, celui de la drogue et de la précarité, d’un désespoir tranquille, monotone et résigné.
Au cœur de cette existence moyenne et sans surprise, Walter, professeur de chimie qui vient de fêter ses 50 ans, doit soudain affronter une réalité beaucoup plus abrupte que celle d’une vie ratée : celle du cancer. On informe gentiment Walter qu’il a un cancer des poumons en phase très avancée, lui laissant deux ou trois années encore pour (sur)vivre comme il peut. À sa manière, Walter va alors réagir pour subvenir financièrement à son traitement médical et au futur sans lui de sa famille (une femme enceinte et un fils handicapé), mettant à profit ses connaissances inépuisables en chimie pour fabriquer de la méthamphétamine cristalline et parfaite, jamais vue sur le marché de la drogue et vendue à un prix d’or.
Contrairement à Weeds (dont Breaking bad emprunte le quasi point de départ) qui, depuis sa saison 4, ne parvient plus à se renouveler, la série géniale de Vince Gilligan (une des meilleures de ces cinq dernières années avec la classieuse, la magnifique Mad men) évolue avec intelligence et patience (le rythme est lent et peut rebuter), faisant de son anti-héros idéal un homme friable, impulsif et prêt à tout (car n’ayant plus rien à perdre) dont les multiples facettes comportementales se dévoilent à chaque nouvelle circonstance (le plus souvent dramatique) et à chaque nouvel affrontement avec dealers, chefs de gangs (Gus Frings, Tuco Salamanca, Jack Welker) ou autres tueurs impitoyables (les cousins Salamanca, les néonazis). Walter l'avouera d'ailleurs à Skyler dans le dernier épisode lors d'une scène superbe : il a toujours été question de lui. Parce qu'il aimait ça, parce qu'il se sentait puissant, parce qu'il se sentait vivant.
À l’instar de Dexter, de Sydney Bristow ou même de Clark Kent, Walter doit, constamment, dissimuler ses (noires) actions à son entourage, formalité nécessaire quand on a un beau-frère (Hank) travaillant aux Stups et acharné à contrecarrer ce nouveau et mystérieux "baron" de la drogue. Pour l’occasion, Walter se transforme lui aussi en une sorte de super-héros fatigué au nom étrange d’Heisenberg (de Werner Karl Heisenberg, physicien allemand et lauréat du prix Nobel de physique en 1932) avec ce qu’il faut de pouvoirs (ses dons en chimie lui permettent de créer aussi bien de la drogue que du poison ou des produits explosifs) et de costume adéquat (lunettes et chapeau noirs, faux airs de blues brother à la masse).
Et, comme la plupart des grands héros de ce monde (Batman, Sherlock Holmes, le Frelon vert…), Walter a, bien sûr, un sidekick dans les pattes, soit Jesse Pinkman, alias Captain Cook, chargé, lui, de la revente du produit miracle. Maladroit, impulsif et accroc à toutes formes de drogues, Jesse, ancien élève de Walter qui, enfant déjà, dessinait des super-héros issus de son imaginaire, a un rapport plus que conflictuel avec Walter, et presque paternel aussi. C’est que le prof et le junkie s’entendent plutôt mal, usant de leur temps quand ils sont ensemble pour s’insulter et se quereller (mais très rarement pour se parler d’une façon qui paraîtrait plus normale, plus sociable). Inlassablement, les deux "compères" font et défont les fils d’une relation complexe, fragile et forte en même temps, sans cesse malmenée par la dangerosité, la volatilité d’un "business" qui les dépasse complètement (on ne s’improvise pas narcotrafiquants du jour au lendemain), jusqu'à la rupture définitive.
Construisant ses intrigues à rebours (découvrir les effets avant les causes : toute la saison 2 est ainsi construite sur ce principe captivant), Breaking bad érige en art ceux de l’économie (de moyens, d’effets) et du timing, privilégiant ainsi les réactions en chaîne dans le temps, les moments absurdes, suspendus (l’épisode avec la mouche), intenses (Walter et Jesse coincés dans leur camping-car avec Hank autour cherchant à y entrer), les impasses tragiques et les dommages collatéraux insoupçonnables (jusqu’à un crash entre deux avions avec 167 victimes au compteur).
Les situations les plus tendues, voire les plus extrêmes (overdose, devoir tuer, se débarrasser d’un corps à tout prix), sont généralement filmées avec une superbe nonchalance (le contrepoint n’en est que plus saisissant, comme la mort de Hank ou d'Andrea), une sorte de dérision distanciée et délectable semblable à une écriture cinématographique digne des plus grands ; voir, par exemple, la scène de confrontation avec Salamanca et son oncle au début de la saison 2, ou l’incroyable fusillade sur le parking dans la saison 3, cinq minutes de pression à froid au son d’un klaxon détraqué. Évidemment, on rêvait depuis le début de cet instant puissant, de cette confrontation terrible lorsque Hank découvrira enfin qui est réellement Walter (son ennemi juré)… Et quand le choc annoncé, inévitable, arrive enfin, la série s'engouffre, pour ses derniers soubresauts, dans des sommets de violence et de tension dramatique.
Breaking bad se déguste aveuglément, comme une drogue. On savoure la précision du scénario et des dialogues, l’interprétation exceptionnelle des acteurs, le mélange des genres (comédie noire, thriller, drame intimiste et familial), la mise en scène inventive (les innombrables gros plans, les contre-plongées…) et la dimension psychologique fouillée de chaque personnage : Hank, Walter Jr. ou Skyler qui, loin d’être une Carmela Soprano bis, nourrit plus de doutes et de remords en refusant d’abord l’argent de Walter (menaçant même de le dénoncer) avant de l’aider à le blanchir. Ce sont là les quelques démonstrations évidentes d’une virtuosité accomplie au-delà des modes et des références, celle d’une série brillante, secouée et déjà culte qui laissera son empreinte aussi sûrement que Walter laisse la sienne, ensanglantée, sur une cuve avant de disparaître pour toujours.