Data Gueule
7.8
Data Gueule

Émission Web France 4 (2014)

Mensonges, manipulation et biais de confirmation

#DATA Gueule est une série de courtes vidéos qui, sur un sujet précis, entend présenter essentiellement les faits, s'appuyer sur les données en vigueur plutôt que sur des opinions. Une démarche apparemment tout ce qu'il y a de plus honnête et qui suscite l'assentiment général. Mais si vous découvriez que cet aspect "purement informatif" n'est rien d'autre qu'une façade de forme, une stratégie de communication pour mieux faire passer des mensonges purs et simples, ne trouveriez-vous pas qu'il s'agit là d'un sommet de malhonnêteté, de manipulation et de perversion ?


Je dois ici remercier mon cher ami JJ qui s'est intéressé beaucoup plus tôt que moi à DATA Gueule et qui a très vite remarqué que des choses n'allaient pas. La présente critique lui doit beaucoup, et c'est sans doute lui qui aurait dû l'écrire, mais il ne l'a jamais faite, alors tant pis pour lui. Ce n'est pas faute de lui avoir dit qu'il devrait écrire à propos de ses recherches ! Bref.


Après avoir regardé l'épisode sur la spéculation agricole à l'époque de sa sortie en 2015, JJ prit une phrase au hasard dans la description de la vidéo où les sources étaient à l'époque indiquées. La phrase était la suivante :



les prix des denrées alimentaires n'ont jamais autant variés qu'aujourd'hui.



La source était un article du Monde où on trouve le graphique suivant. Or ce graphique commence en 1990 et ne couvre qu'une période de 21 ans. En faisant une rapide recherche on trouve d'autres graphiques ou des données qui couvrent une plus grande période et qui racontent une toute autre histoire :



Although food price volatility has increased in the last decade, it is not a new phenomenon. According to World Bank data, the standard deviation for food prices in 1960–99 was 11.9 index points higher than in 2000–12.



On notera en passant que, dans un autre épisode, DATA gueule reproche aux climato-sceptiques de regarder les données climatiques sur une période trop courte...ironique, non ? De surcroît, le livre d'Emmanuel Leroy Ladurie Histoire du climat depuis l'an mil, montre que les courbes de prix du blé dans la région méditerranéenne sur les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècle variaient régulièrement de 1 à 5 entre les années d’abondance et les années de grande pénurie. Les variations de prix de ces dernières années allaient de 1 à 2,5 au maximum — de 100 à 250 € la tonne de céréale — ce dans une époque où les niveaux de vies sont bien plus élevés qu'aux siècles précédemment mentionnés. À ces époques, la baisse de production céréalière provoquait régulièrement des famines en Occident.


On remarque aussi que le rapport de la Food and Agriculture Organization (la FAO est une source souvent utilisée par DATA Gueule dans d'autres vidéos, on la retrouvera aussi plusieurs fois dans la présente critique) relativise la responsabilité de la spéculation expliquant qu'il n'existe pas de consensus parmi les experts. En outre, DATA Gueule se garde bien de mettre en relation les prix avec les quantités récoltées.


Il ne s'agissait là que de la première source prise au hasard s'avérant être mensongère, on n'osait donc même pas imaginer ce que devait représenter les chiffres montrés de façon parcellaires et interprétés de façon biaisés. Peu après, il s'intéressa à l'épisode sur la privatisation des écoles. Dans cet épisode, DATA Gueule évoque le cas de la Nouvelle Orléans, où la plupart des écoles sinistrées par l'ouragan Katrina ont été privatisées. L'émission concède qu'après cette grande privatisation, le taux d'écoles étant en dessous des standards d'éducation nationaux est passé de 65% à 6%. Cependant, disent t-ils :



les écoliers noirs ont 69% de chances de plus de se retrouver dans des établissements les plus pauvres.



J'attire votre attention sur le fait que DATA Gueule dit bien "les établissements les plus pauvres" et non pas "les établissements se trouvant dans les 6% en dessous des standards nationaux", c'est-à-dire le type d'établissement où ils se trouvaient avant. Mais surtout, l'article source est beaucoup plus mesuré que la présentation qu'ils en font ! Voici ce qu'on peut notamment y lire :



The report highlights data from a 2009 Stanford University study, which has charts showing significant gains in math and reading, particularly among African-American students, but does not specify percentage increases or overall score improvements.



Le mois suivant, DATA Gueule fit un épisode sur le changement climatique — notez qu'on ne dit plus "réchauffement" — dans lequel ils affirment la chose suivante :



entre 1960 et 2013, la production alimentaire de blé a chuté de 2% et celle de maïs de 1,2%



La source est un site militant lui-même non sourcé, qui, concernant l'affirmation en question, ne propose rien d'autre que cette image très imprécise qui ne donne pas de source ou de méthode de calcul. Après une rapide recherche, on trouve rapidement que cette affirmation concernant la production est complètement fausse, comme on peut le constater sur ce graphique, dont les données sont vérifiables sur la base de donnée du FAO et dont vous trouverez la confirmation dans cet article de WorldWatch :



The global grain harvest has nearly tripled since 1961, during a time when world population doubled. As a result, the amount of grain produced per person grew from 285 kilograms in 1961 to a peak of 376 kilograms in 1986. (See Figure 2.) In recent decades, as the growth in grain production has matched population growth, per capita production has hovered around 350 kilograms.



Remarquez qu'il n'est pas inhabituel pour l'émission de s'appuyer sur des sources militantes elle-même non sourcées. Dans l'épisode sur l'agriculture industrielle, ils affirment :



Et [les agriculteurs] qui restent se sont appauvris. Entre 1960 et 2004, le volume de production agricole a doublé mais le revenu net réel des entreprises agricoles a diminué de 56 %.



Or si on consulte la source, que lit-on ?



Globalement, le revenu net d’entreprise agricole (RNEA) a diminué en termes réels de 56 % entre « 1960 » et « 2004 », cette baisse intervenant surtout depuis 1973 (graphique 7). Néanmoins le revenu moyen par actif non salarié dans l’agriculture a progressé sur la même période de 88 %.



Le RNEA couvre ici les revenus globaux. Si les agriculteurs sont moins nombreux — ce qui est une bonne nouvelle si on y réfléchit un peu — il n'est pas surprenant que les revenus globaux soient moins importants. Mais ça n'implique pas que chaque agriculteur individuel soit plus pauvre qu'avant. D'abord, comme le rappelle cet autre document du ministère de l'agriculture — la même source que DATA Gueule donc — il y a une différence entre le RNEA et le revenu des ménages, qui comprend d'autres facteurs :



Le revenu de l’activité agricole n’est pas directement comparable en niveau à celui des ménages. Ce dernier comprend en effet, outre les seuls revenus d’activité, les revenus de la propriété et les revenus de transferts comme les prestations sociales.



Ensuite, en s'appuyant sur les chiffres de l'INSEE, ce même document montre que si on rapporte le seul RNEA au nombre de travailleurs en observant le revenu moyen par tête, alors on constate que "ceux qui restent" se sont dans l'ensemble enrichis sur cette période. Ce qui confirme la source de DATA Gueule, mais qui est très exactement le contraire de ce qu'ils affirment dans leur émission.


L'épisode qui jusqu'à présent a été le plus vu est celui sur Monsanto de 2014. Au moment où j'écris ces lignes, cet épisode ne cite strictement aucune source. Comme beaucoup de commentateurs l'ont remarqué, il s'agit d'un véritable nid à désinformation. Je ne vais pas tout reprendre point par point, cela a déjà été très bien fait dans les commentaires de la vidéo sur Youtube — je vous invite à lire les commentaires de Bunker D — je n'indiquerais qu'un seul mensonge parmi d'autres (au début je voulais en faire trois, mais je me suis rendu compte que ma critique serait bien trop longue sur cet épisode or il faut varier les plaisirs) :



Il faut dire que Monsanto a de l'expérience. C'était déjà elle qui fournissait à l'armée américaine l'agent orange, un autre herbicide.



Ce point a été réfuté un grand nombre de fois. D'abord, précisons que Monsanto n'est pas à l'origine de l'Agent Orange. Ce dernier a été découvert dans les années 40 par des chercheurs britanniques et américains, a été produit à partir de 1961 dans la guerre du Vietnam d'abord par Dow Chemical, puis d'autres firmes, tandis que Monsanto n'en a produit qu'à partir de 1965. Ensuite, Monsanto — et bien d'autres firmes impliquées dans la production de l'Agent Orange — ne faisaient que mettre en application les instructions du gouvernement, ils y étaient obligés par le Defense Production Act de 1950. Mais là où l'affirmation est trompeuse, et c'est le point le plus important, c'est que...on ne parle tout simplement pas du même Monsanto. Le Monsanto semencier — qui est l'objet des critiques de DATA gueule — a été créé au début des années 2000 et est une entreprise distincte du Monsanto Chemicals qui a produit l'Agent Orange, lequel n'avait rien à voir avec l'agro-alimentaire. S'ils ont le même nom, c'est tout simplement parce qu'ils appartenaient au même groupe — Pfizer qui venait de racheter Monsanto Chemicals et qui a créé ensuite une autre entreprise qui est le Monsanto que l'on connaît — et que ce groupe a pensé que c'était économiquement plus intéressant de reprendre ce nom.


Passons à un autre épisode. Celui plus récent, sur l'inégalité des sexes est, là encore, truffé de biais. Et là non plus je ne pourrais pas répondre point par point, je me concentrerais sur une seule énormité, l'affirmation suivante :



D'après une étude de 2015, 100% des utilisatrices des transports en commun ont vécu au moins une situation de harcèlement ou d’agression sexuelle dans ces espaces publics.



100%, c'est vrai que c'est pas mal ! J'ai demandé à mon ex-compagne si ça lui était déjà arrivé, elle m'a répondu que non. Comment est-ce possible ?! Examinons la source. Ah, ce n'est même pas l'étude en question, mais un article qui y fait référence. De la seconde main donc. Heureusement il contient un lien qui permet d'accéder au rapport. Oui parce que le document n'est pas du tout une étude de type scientifique mais un rapport gouvernemental sur les notions de harcèlement et de violence sexiste. (Définitions — Que faire en de tel cas ? Etc.) On cherche ce chiffre de 100%, et voici en tout et pour tout l'intégralité (vous pouvez vérifier) de ce qu'on trouve à ce sujet, dans un petit encart :



100% des utilisatrices des transports en commun ont été victimes au moins une fois dans leur vie de harcèlement sexiste ou agressions sexuelles, conscientes ou non que cela relève de ce phénomène. Les jeunes femmes sont particulièrement concernées. Dans plus de 50% des cas, la 1ère agression intervient avant 18 ans.



Source : Résultats des consultations menées par le HCEfh, mars 2015



On est plus dans de la deuxième main, mais de la troisième main. Et puis... "conscientes ou non"...d'accord... Résultats des "consultations"...? Alors vous pouvez toujours chercher la source : elle n'existe pas en dehors de ça, il faut se fier uniquement à cette affirmation. Afin d'en savoir plus sur ce chiffre et sur la méthodologie, le mathématicien Benoit Rittaud a directement contacté le HCEfh :



Réponse : ce chiffre est issu d’une consultation d’une soixantaine de questionnaires collectés à l’issue de rencontres organisées sur le thème « genre et espace public ». En gros, c’est un peu comme faire un sondage dans une file d’attente à un distributeur bancaire grec pour demander à ceux qui font la queue s’ils souffrent du manque de liquidités.



Mon interlocutrice du HCEfh m’a explicitement dit qu’il s’agissait, via cette courte enquête, d’obtenir « un chiffre d’appel ». C’est vrai que 100% en est un...



Voilà, c'est ça la fameuse "étude de 2015" sur laquelle DATA Gueule s'appuie. On parle d'une émission qui a "DATA" dans le titre. Sinon, pour ceux qui s'intéressent plus sérieusement au sexisme, je recommande les travaux de Christina Hoff Sommers et Karen Straughan.


Un autre ? Épisode sur les dangers de l'aluminium :



En 150 ans, l'aluminium s'est immiscé partout, jusque dans l'eau du robinet qu'il aide à blanchir mais aussi dans les crèmes, vaccins et médicaments. Autant de façons de pénétrer notre organisme où ce métal si familier reste pourtant un corps étranger. Dans le cerveau, sa présence excessive augmenterait sensiblement les risques d'Alzheimer.



La source est un documentaire de Valérie Rouvière, réalisatrice militante controversée accusée de faire des reportages mensongers. Si on fait des recherches sur des sources plus scientifiques, on trouve concernant les vaccins, un rapport d'expert du Haut Conseil de la Santé Publique qui conclue la chose suivante :



Le HCSP estime que les données scientifiques disponibles à ce jour ne permettent pas de remettre en cause la sécurité des vaccins contenant de l’aluminium, au regard de leur balance bénéfices/risques.



Bien sûr, il ne suffit pas d'évoquer l'autorité qui dit que. Mais il faut reconnaître que le ton alarmiste de DATA Gueule, une émission qui se prétend informative et qui s'appuie sur des sources très fragiles tout en ignorant totalement — plutôt que de critiquer par exemple — les données scientifiques relève plus de la manipulation que de l'information. Il y a certes un chercheur, Christopher Exley, qui en a fait son cheval de bataille, mais même ce dernier précise que c'est la dose qui fait le poison — comme pour un peu tout quoi — et que l'eau du robinet ne pose aucun problème :



L’aluminium présent dans l’eau potable est le moindre de nos soucis : on a au moins fixé une valeur seuil. Souvent, il ne dépasse pas 0,05 milligramme par litre, ce qui est préconisé.



Continuons dans notre lancée : Épisode sur la viande. Le but de celui-ci est de nous expliquer qu'il faut manger moins de viande, voire pas de viande du tout. On commence par nous dire que l'élevage est l'un des facteurs les plus importants d'émission de gaz carbonique. Puis, un peu plus loin on nous parle de la déforestation liée aux cultures de soja (qui sert principalement à nourrir les bêtes). Pour un écologiste conscientisé, voilà des arguments qui devraient pourtant être en faveur de la consommation de viande, puisque c'est grâce à l'augmentation du gaz carbonique qu'on assiste aujourd'hui à une reforestation de la planète. Et puis, on nous balance OKLM :



Il faut 13.500 litres d'eau pour produire un kilo de viande de bœuf.



On consulte leur source, et celle-ci dit : environ 15.500 litres d'eau. Ou bien il y a un truc que j'ai pas pigé, ou bien ils citent — encore ? — mal leurs propres sources... on va dire que ça arrive à tout le monde. Chiffre faramineux tout de même, non ? Pour un petit kilo de viande... Sauf que lorsqu'on fait quelques recherches sur ce chiffre, on s'aperçoit très vite qu'il s'agit d'une arnaque visant surtout à choquer Madame Michu pour qu'elle partage cela sur Facebook. Quelle est la méthode utilisée pour calculer cette quantité d'eau ? Il s'agit d'une méthode appelée la "Waterfootprint" qui ne calcule pas la consommation réelle, mais la consommation de "l'eau virtuelle", laquelle se compose de :



  • "L'eau bleue" : le volume d’eau douce réellement prélevée dans les lacs, rivières et nappes.

  • "L'eau verte" : le volume d’eau de pluie stockée dans le sol sous forme d’humidité et qui s’évapore durant la croissance des plantes.

  • "L'eau grise" : le volume théorique d’eau requis pour diluer les polluants émis par une production donnée afin de retrouver une qualité d’eau conforme à la règlementation.


Cette méthode sert surtout à mettre en évidence les transferts d'eau entre zones géographiques. Ici elle est utilisée à contre-emploi pour faire comme si on calculait l'épuisement de la ressource en eau. En effet, plus de 90% de l'eau utilisée pour la viande bovine est de "l’eau verte", et les deux autres types d'eau représentent environ 5% chacune. En d'autres termes, cette méthode comptabilise l'eau de pluie qui s'évapore dans la prairie, une eau qui n'est en aucune façon perdue pour l'environnement et qui, dans le cas de la viande, constitue la quasi-totalité du chiffre que DATA Gueule met en exergue...


Changeons complètement de sujet. Épisode sur le modèle économique allemand. DATA Gueule reconnaît que le chômage a baissé, qu'elle est proche du plein emploi, mais nous explique que c'est un piège car d'une part ce sont beaucoup de "mini-jobs" — on rappellera en passant qu'avec le plein emploi, il est plus facile pour un mécontent de chercher et trouver un autre emploi alors que le salarié précaire français devra se contenter de sa précarité ou du chômage total — et d'autre part que :



En 2013, 12,5 millions d'Allemands vivaient sous le seuil de pauvreté, un record depuis 1990.



Là, je pense que ceux qui savent comment on calcule un seuil de pauvreté me voient venir de loin. Pour établir ce seuil on prend d'abord le revenu médian — à distinguer du revenu moyen — de la population, c'est à dire le revenu dont la moitié de la population gagne moins et dont l'autre moitié gagne plus. Ensuite on prend 60% de ce revenu, et tout ceux qui sont en dessous sont considérés comme "pauvres". Et comme le revenu médian — et le seuil de pauvreté avec lui — varie de pays en pays, un "pauvre" dans un pays peut ne pas être considéré comme tel dans un autre pays. Mais le revenu médian — et le seuil de pauvreté avec lui — varie aussi d'époque en époque. Donc de la même manière, quelqu'un qui gagne tant peut ne pas être considéré comme "pauvre" à une époque, et être considéré comme "pauvre" à une autre époque. Comme l'explique très justement cet article :



Plus le revenu médian est élevé, plus le seuil de pauvreté est élevé et donc plus les gens sont susceptibles de correspondre à ces critères.



(...)



...le revenu médian augmente lorsque le revenu médian de la classe moyenne augmente lui aussi. Avoir un taux de pauvreté qui augmente peut donc signifier deux choses : soit la classe moyenne s’enrichit, soit les plus pauvres deviennent encore plus pauvres.



Pour ceux qui n'y comprennent rien, prenez un papier et un crayon, vous allez apprendre un truc. (Les autres je vous autorise à sauter ce paragraphe.) Première situation : dessinez onze petits bonhommes et notez en dessous leur salaire. Le premier gagne 1, le second gagne 2, le troisième gagne 3, etc., jusqu'à 11. Dans ce cas le salaire médian — et non pas moyen, j'insiste — est exactement de 6, puisque il y autant de gens qui gagnent plus que 6 que de gens qui gagnent moins. Le seuil de pauvreté s'établit donc à 60% de 6, c'est à dire à 3,6. Tous ceux qui gagnent moins de 3,6 sont donc considérés pauvres, ce qui concerne précisément trois personnes : ceux qui gagnent 1, 2 et 3. Bien. Maintenant deuxième situation (l'année suivante supposons) : vous redessinez vos même onze petits bonhommes sauf que celui qui gagnait 6 gagne désormais 2 de plus, donc est passé à 8, et personne n'a rien perdu. Parmi vos onze personnages, il n'y en a plus aucun qui gagne 6, mais deux qui gagnent 8. Dans cette situation, le salaire médian n'est plus à 6 mais à 7. Le seuil de pauvreté s'établit donc à 60% de 7, c'est-à-dire à 4,2. Tous ceux qui gagnent moins de 4,2 sont donc considérés pauvres, ce qui concerne précisément quatre personnes. Ainsi, comme vous venez de le constater sous vos yeux ébahis, malgré le fait qu'entre la première et la deuxième situation il y a eu seulement une amélioration objective sans aucune perte, il y a quand même davantage de gens sous le seuil de pauvreté. Vous venez de comprendre l'augmentation du nombre de "pauvres" en Allemagne et toutes les escroqueries journalistiques autour de la notion du seuil de pauvreté. (Je remercie en passant Tim Arby d'avoir pris le temps de vérifier que je n'avait fait aucune erreur de calcul, on ne sait jamais.)


En d'autres termes, l'augmentation du nombre de personnes sous le seuil de pauvreté est une bonne nouvelle, car cela montre, aussi paradoxal que ça puisse paraître, que les niveaux de vie ont augmentés, donc qu'il y a eu un recul absolu de la pauvreté. ("absolu" par opposition à "relatif") La seule alternative possible qui pourrait expliquer la hausse du nombre de gens sous le seuil de pauvreté serait un appauvrissement des gens qui se trouvaient auparavant être en dessous du revenu médian mais au dessus de 60% de ce même revenu (et qui n'y seraient désormais plus). Or une telle hypothèse suppose que le revenu médian n'a pas bougé. Il suffit de consulter Eurostats pour voir que ce n'est absolument pas le cas : entre 1995 et 2015, le revenu médian est passé de 13.439€ à 20.668€ par an, dans une augmentation quasi-constante. C'est donc bien une hausse des niveaux de vie qui explique la hausse du nombre de gens en dessous d'un seuil de pauvreté qui a totalement changé avec le temps, puisqu'il est relatif.


Notez en passant que DATA Gueule reproduit exactement le même sophisme dans son épisode sur l'assistanat. Pour une critique sur d'autres points de l'épisode du modèle allemand, voir le commentaire d'Aerpheus sous la vidéo Youtube dudit épisode.


DATA Gueule se veut anti-théorie du complot, pourtant ils n'hésitent pas à défendre souvent des théories du complot qui les séduisent. Par exemple, dans l'épisode sur la médecine, ils accusent sans la moindre preuve les médecins d'inventer des maladies. Là encore, beaucoup de commentateurs ont soulevés de façon très justes les biais, voici un bon article qui réfute point par point cet épisode.


Un dernier exemple. Dans l'épisode sur le climato-scepticisme, DATA Gueule affirme entre autres choses :



97% des scientifiques reconnaissent qu'il y a bien un changement climatique en cours lié à nos activités. (...) Les scientifiques ne sont jamais sûrs à 100% alors les sceptiques se glissent dans les pourcentages restants.



Le célèbre chiffre des 97% fait référence à la méta-étude de John Cook qui a fait grand bruit parmi ceux qui s'intéressent au sujet. Les climato-sceptiques connaissent bien cette méta-étude, étant donné que d'après celle-ci, ils font partie des 97%... Attendez...quoi ?! Oui, vous avez bien lu : contrairement à ce qu'affirme l'émission, les "97% de scientifiques qui sont d'accord sur le réchauffement climatique" inclut les scientifiques climato-sceptiques...


En fait, cette méta-étude a été remise en cause de toute part. Le site Watts Up With That s'est même amusé à rassembler 97 articles — en symbole des 97% — critiques de cette étude. Il y a eu également des contre-études de cette étude. Bien sûr, il ne s'agit pas d'invoquer les critiques, encore faut-il expliquer ce qui ne va pas, ainsi chacun sera juge. Le principal problème est relativement simple à comprendre. John Cook et ses collaborateurs ont pris environ 12.000 études sur le changement climatique, et les ont classés en 7 catégories :



  • 1, Approuve explicitement et quantifie le réchauffement anthropique à plus de 50%. (64 études concernés)

  • 2, Approuve explicitement le réchauffement anthropique mais ne quantifie pas ou minimise. (922 études concernées)

  • 3, Approuve implicitement le réchauffement anthropique sans le minimiser. (2910 études concernées)

  • 4, Ne prend pas position. (7970 études concernées)

  • 5, Rejette / minimise implicitement le réchauffement anthropique (54 études concernées)

  • 6, Rejette / minimise explicitement le réchauffement anthropique mais ne le quantifie pas. (15 études concernées)

  • 7, Rejette / minimise explicitement le réchauffement anthropique à moins de 50%. (9 études concernées)


(Si vous voulez refaire les comptes, les données brut sont disponibles ici. Voyez, on en apprend plus dans mes critiques que sur DATA Gueule !)


Les fameux 97% sont uniquement des trois premières catégories, c'est-à-dire de 3896 études sur 11944. Ce qui fait environ 33%. Mais euh...comment obtient-on 97% à la place de 33% ? Eh bien tout simplement en retirant la catégorie 4, ceux qui ne prennent pas position, qui constituent environ 67% du total. (Je précise au passage à ceux qui veulent refaire les calculs que si vous obtenez plutôt 98% que 97%, c'est simplement parce que 97% fait référence au nombre d'auteurs et pas au nombre d'études, donc il y a une légère différence.) Le fait que la très large majorité des scientifiques ne prenne pas position est pour moi le fait le plus intéressant des données de cette méta-étude. Apparemment, pas pour Cook. Pourtant, si la communication qui a été faite de cette étude avait insisté là dessus, le public aurait perçu les choses différemment, vous ne croyez pas ?


Ce n'est pas tout. Comme les catégories 2 et 3 ne précisent pas si l'étude en question considère l'activité humaine comme la cause principale du réchauffement, elles incluent les scientifiques qui considèrent l'activité humaine comme une cause parmi d'autres, sans nécessairement qu'elle soit la cause essentielle. Elles incluent également tous ceux qui pensent que le réchauffement n'est pas catastrophique. Elles incluent "l'approbation implicite", très ambiguë... Et c'est ainsi qu'on trouve parmi ses fameux "97%" (enfin 33%...) des scientifiques climato-sceptiques, lesquels ont protestés quant à l'interprétation qui était donnée de leur travaux et la catégorie dans laquelle cette méta-étude les avait rangés... En réalité, si celle-ci était rigoureuse, elle devrait prendre en compte comme "scientifiques concluant à un réchauffement principalement anthropique" exclusivement la catégorie 1, soit environ 0,5% du total, ou 1,6% si on retire la large majorité des neutres. On est bien loin des 97%, n'est-ce pas ?


Évidemment, DATA Gueule n'a pas fait de recherches si approfondies : Leur source n'est même pas la méta-étude en question, mais un article des Échos probablement de troisième ou quatrième main qui fait référence à ladite méta-étude sans faire la moindre allusion aux contestations dont elle a été l'objet. En résumé, on a une étude qui fait dire n'importe quoi aux chiffres, des journalistes qui reprennent ça sans le moindre examen critique, l'information circule entre journalistes et ça finit dans DATA Gueule qui ne vérifie rien, pas même d'où vient l'étude dont parle l'article qu'ils citent, et encore moins les critiques. Ils croient et relayent ce qui leur convient, sans chercher plus loin. Et ça met "DATA" dans le titre...je ne m'y fait toujours pas. Dans l'une de leurs interviews, un des réalisateurs de DATA Gueule expliquait qu'il était là pour "nous entraîner à l'esprit critique"... Ben voyons.


ETC, ETC, ETC...


On pourrait continuer encore longtemps. Chacun comprendra que je ne peux pas ici faire une liste exhaustive de toutes les erreurs et mensonges de tous les épisodes de DATA Gueule. J'en ai donné ici un échantillon, sélectionné un peu au hasard, pour que vous puissiez vous faire une idée et j'invite chacun à la vigilance, à l'esprit critique, à faire preuve d'indépendance d'esprit, à vérifier les assertions, à faire preuve d'honnêteté intellectuelle en consultant diverses sources contradictoires plutôt que de gober sans réfléchir tout ce que raconte cette émission.


Oh je ne dis pas que toutes les données sont toujours absolument fausses. Un menteur/manipulateur ne fait jamais que mentir, il mélange toujours mensonge, vérité, semi-vérité... D'autre part, je me suis concentré sur des données isolées, mais on aurait aussi bien pu faire toute une critique sur la manière dont celles-ci sont faussement présentées et mises en relations les unes avec les autres, mal interprétées, y compris lorsqu'elles sont rigoureusement exactes. Du reste, j'aurais pu aussi montrer que les données sont partielles, celles qui contredisent la thèse de l'émission étant occultées...


L'émission ne fonctionne que dans la mesure où elle compte sur le fait que vous ayez déjà implicitement acquis un certain nombre de préjugés — bien franchouillards — tel que par exemple : faire de l'argent, c'est mal. Sur un plan formel, l'animation, les effets visuels et le style graphique ont pour but de renforcer l'impression que vous êtes en train de regarder une vidéo didactique, purement informative. Lorsqu'on a le texte brut sous les yeux — disponible sur leur wiki — ça ressemble à un article lambda de Libération, du Monde Diplodocus ou d'un quelconque site militant.


Je rappelle aussi qu'il s'agit d'une production France Télévisions, donc c'est l'État français qui produit et finance cette propagande bien huilée. C'est-à-dire qu'une partie de votre temps de travail sert à la production de la série, que vous l'approuviez ou non. En terme de manipulation, ça semble assez efficace comme en atteste la moyenne élevée sur SensCritique, ainsi que les nombreux commentaires élogieux de ce genre là :



Intéressant, je préfère 3min de Data Gueule sur un sujet qu'un bouquin de 200 pages sur le même sujet !



...ou :



ça fait froid dans le dos, mais c'est foutrement utile. Les dessins et schémas explicatifs sont carrément admirables. La recherche pour étayer les propos est juste colossal. GG !



Et on est sur sur un site qui, je le rappelle, s'appelle Sens Critique. Comme je le disais il y a déjà quatre ans dans une autre critique, en France, on est prêt à gober absolument n'importe quoi si c'est sous la forme d'un documentaire anticapitaliste.


Je propose que cette émission devienne pour les universités un objet d'étude de la propagande. Chaque groupe d'étudiant aurait pour exercice d'analyser un épisode en vérifiant scrupuleusement les affirmations, les sources, en les confrontant à d'autres, etc, pour montrer la différence entre le discours de l'émission et la réalité.


Sur une autre de mes critiques, un commentateur me disait en substance que telle argumentation que je relayais n'émanait pas d'une autorité scientifique (ce qui était d'ailleurs faux). Je lui répondais, entre autre choses, ceci :



Le plus gros problème, c'est que tu fais une erreur épistémologique fondamentale, hélas assez courante, mais dont les conséquences sont dramatiques. Tu avoues implicitement que tu considères le scientifique comme une autorité et non comme une aide pour penser. Si tu veux être rationnel, il ne faut pas répéter passivement ce que disent des gens, il ne faut pas s'en remettre à d'autres, quel que soit le titre qu'ils portent, aussi prestigieux soit-il. Bien sûr il faut commencer par consulter les experts du domaine en question parce que c'est généralement une aide indispensable, mais ceci ne dispense pas de l'effort de penser : Il est nécessaire de penser par soi-même et de faire preuve d'esprit critique, c'est-à-dire de porter un jugement indépendant : valider la crédibilité ; examiner le raisonnement et les preuves ; vérifier la précision, la prudence, la cohérence, la clarté et la contextualisation ; discerner ce qui est prouvé, ce qui est spéculé, ce qui a été réfuté et ce qui est totalement arbitraire ; intégrer ces connaissances avec d'autres (pouvant venir d'autres disciplines sur le même sujet ou sur des sujets liés), etc. Rien ne peux te dispenser de cet effort. Si on n'a pas de procédure indépendante pour valider et intégrer l'expertise, on ne peut pas penser intelligemment le problème en question. Il faut apprendre cette procédure et il n'y a pas d'autres issues, parce qu'en ce qui te concerne, tu es la seule personne qui peut contrôler si tu aboutis à des conclusions correctes ou non. S'en remettre aux autres, à l'autorité, est extrêmement dangereux et l'Histoire est là pour le prouver. Il y a des tas de scientifiques qui disent des bêtises. (...) La science n'est pas un titre de noblesse, mais une méthode.



Bref, soyez un penseur indépendant, critique et rationnel. Merci de m'avoir lu.

gio
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le 11 oct. 2017

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gio
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le 11 oct. 2017

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le 8 nov. 2014

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le 2 nov. 2015

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