Qui donc était Justo Gil ? Un naïf, un manipulateur, un romantique, un fils aimant, un amoureux transi, un escroc cynique, un raté, un traître, un imposteur, un facho, un justicier, un éternel optimiste, un désespéré ?


Tout cela à la fois, et plus encore. Pour ceux qui l’ont approché, Justo Gil restera une énigme, un kaléidoscope dont ils ont cru saisir un moment la couleur alors qu’ils n’en avaient perçu qu’une simple facette, un puzzle auquel manquera toujours une pièce maitresse. Comment le petit péquenot monté à Barcelone durant les dernières années du franquisme pour soigner sa mère incurable, devenu vendeur de machines à écrire au bagout irrésistible en arrivera-t-il à escroquer celle qu’il aimera pourtant toute sa vie, à s’acoquiner avec une jeunesse dorée aux antipodes de ses origines sociales, avant que les circonstances ne le précipitent dans la voie du crime et de l’abjection ?


Si au terme des six épisodes de cette excellente mini-série espagnole (une de plus me direz-vous, eh oui, le confinement aura eu comme conséquence heureuse de me faire découvrir quelques séries peu connues en dehors de leurs frontières), le mystère reste entier, c’est peut-être parce que le cas Justo Gil amène tant les protagonistes que le spectateur à se questionner sur la validité de toutes ces petites cases dans lesquelles on se plait tant à enfermer les gens, à se méfier des jugements à l’emporte-pièce, à s’interroger sur ce qui construit la trame des destinées humaines. Les traits essentiels d’une personnalité sont-ils fixés d’avance ou celle-ci se modifie-t-elle en fonction des aléas de la vie ? Le fait de s’être fourvoyé un jour nous entraîne-t-il irrémédiablement dans la mauvaise direction ? Le juste et l’injuste, le bien et le mal revêtent-ils la même signification pour chacun d’entre nous ?


Orio Pla incarne à merveille l’ambiguïté de ce personnage au charme solaire dont l’apparence si droite, si ouverte, si empathique masque un abîme de noirceur et dont les motivations ultimes nous échappent, jusqu’au paradoxe final mêlant crime et rédemption. Le fil conducteur de la série, ce sont les témoignages de tous ceux qui, un jour, ont croisé sa route et n’en sortiront pas indemnes. Pourtant, la plupart en parlent avec une espèce de tendresse, comme s’ils avaient confusément perçu en lui cette faiblesse d’enfant blessé, cette quête si universellement humaine d’un bonheur qui se dérobe.


Aux divers témoignages qui parfois travestissent la vérité vient s’ajouter la force brutale de l’image qui conte une réalité souvent bien différente : celle des cachots de la Brigade Sociale dans lesquels on séquestrait les opposants au régime, images chocs d’arrestations abusives, d’humiliations, de tortures, d’exécutions sommaires dont la violence nous éclate en pleine figure, tellement en décalage avec le discours édulcoré des anciens bourreaux qui ont vite compris d’où soufflait désormais le vent et se sont prudemment racheté une nouvelle respectabilité dans une Espagne en transition démocratique où amnistie a souvent rimé avec amnésie.


C’est sans doute cela qui fait la force de cette série : au-delà de l’histoire si singulière d’un anti-héros atypique, c’est toute une fresque sociale qui nous est offerte, celle d’une époque où chacun retenait son souffle, persuadé que la mort de Franco apporterait le changement de régime tant redouté ou espéré : travailleurs n’aspirant qu’à une vie paisible, policiers soucieux d’effacer les traces de leurs méfaits, membres d’organisations fascistes, fils à papa à l'existence superficielle dépourvue d’interdits, étudiants gauchistes, artistes libertaires bravant la censure, militants politiques qui risquaient leur vie pour inscrire la liberté au cœur de la nouvelle Espagne. Autant de personnalités marquantes qui loin de n’être que des seconds rôles composent une société prise dans le tourbillon de l’Histoire, société dans laquelle passions individuelles et fièvres collectives se rejoignent. A mon avis, une série à ne pas louper, si vous avez l’opportunité de la voir.

No_Hell
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le 15 mai 2020

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No_Hell

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