Il s'agit là du premier dix que je suis amené à délivrer pour une des œuvres que je critique. Et je n'ai pas eu à réfléchir longuement avant d'attribuer pareille note ; sans l'ombre d'une hésitation j'ai cliqué sur l'étoile la plus à droite. Quand la qualité est au rendez-vous, il n'y a pas à tergiverser, même avec le palais fragile, Monster se déguste sans laisser le moindre résidu amer en bouche.
J'ajouterai que l'œuvre se savoure encore mieux au format animé.
D'habitude très porté sur la version papier, fustigeant et même maudissant des adaptations animées généralement incapables de restituer l'atmosphère instaurée par l'auteur, je ne peux que m'incliner devant le travail de Masayuki Kojima. Lui s'est réellement imprégné de ce qui faisait la richesse de ce Seinen poignant. Cela se sent jusqu'au détail de mise en scène ainsi qu'à la qualité de toutes les finitions. Kojima n'a pas adapté Monster, il l'a affiné et n'a pas manqué de transcender sa portée originelle. À une intrigue prompte à régaler les méninges, il y a ajouté ce ton mélancolique et doucereux qui en appelle aux sentiments.
Rien n'est à jeter. On ne retient aucun morceau particulier de la bande son car chaque note est à sa place et se fond parfaitement avec ce qui nous est servi. Si Monster le manga est une pièce de choix dans le monde des polars savamment construits, sa version animée s'avère être un travail d'orfèvre dont le rendu n'a vocation qu'à sublimer tous les aspects artistiques de la composition.
Mais ne nous arrêtons pas à la touche japonaise car, jamais - et c'est un voxophile qui s'exprime - une adaptation en VF ne m'a autant ravi les oreilles. Deluxe Dubbing a traité cette version animée avec tout le soin qui pouvait être exigé. Les comédiens les plus émérites du monde du doublage se côtoient ici et tous correspondent à leur rôle au point où l'on se demanderait si ces derniers pas tous été confectionnés pour eux.
Dans cette adaptation de Monster, tout est à sa place. Rien n'est laissé de côté et pas une ombre au tableau n'est à répertorier. C'en est d'ailleurs frustrant tant le travail critique que j'opère ici vire purement et simplement à la l'apologie obscène et immodérée car exhibée sans réserve ni nuance. La perfection est certes un concept abstrait, mais il tend à se concrétiser au fil du visionnage des soixante-quatorze épisodes offerts.
N'étant pas un grand sentimental, les choses de l'émotion dans une fiction n'ont que difficilement d'emprise sur moi. Rationnel à la limite de la sociopathie clinique, seuls comptent pour moi dans un manga l'intrigue, les personnages ainsi que leurs relations, l'ingéniosité des procédés inhérents à l'univers et la mise-en-scène englobant le tout. Autant dire que je suis en règle générale peu réceptif à l'atmosphère.
Cependant, si j'y suis si peu réceptif, c'est précisément parce qu'elle est en règle générale absente ou très mal établie. Avoir une «empreinte» émotionnelle propre à son œuvre et la faire ressentir à son public constitue déjà une prouesse en soi. La version manga se veut déjà sombre dans son propos mais l'animation accentue ce sentiment pesant qui vous écrase la poitrine d'une scène à l'autre. Y est mêlé, dans la lenteur de cette intrigue posée où pourtant pas une seconde est à jeter, un sentiment de douceur de vivre et une insidieuse noirceur qui ne quitte jamais le paysage, même dans les rares instants de jovialité. Faut-il aboutir à un chef-d'œuvre de mise en scène pour créer une telle atmosphère.
À noter que Naoki Urasawa, pour écrire son manga, est allé jusqu'en Allemagne et autres pays d'Europe centrale afin de restituer au mieux le ton propre à ces lieux. L'anime, encore une fois, aura transcendé le rendu du manga. Les campagnes allemandes, si proches des paysages européens que je connais, sont si bien traités que je n'avais pas pour une fois le sentiment d'observer une description de l'Europe désincarnée dépeinte par un auteur qui s'en tiendrait simplement à ce qu'il aurait vu. J'y étais. Les villes, les monuments, les paysages, rien ne relève ici de la nature morte, l'auteur sait de quoi il parle et à réellement à cœur de nous faire état de son ressenti. C'est chose faite, et avec brio de surcroît. Sa passion pour ces contrées n'est pas feinte ou superficielle, il suffit de se laisser transporter par les décors et les personnages pour réellement le mesurer.
Au-delà de l'atmosphère, relevant donc de la sensation, l'émotion induite par le drame lourd et lancinant de cette longue histoire (trente heures où chaque minute est aussi prenante que la précédente) ne paraîtra jamais forcée. Elle sera même pudique à bien des égards. Urasawa versera pourtant dans le tire-larme éhonté avec Pluto quelques années plus tard, mais ici, ce sera avec aplomb et retenue qu'il nous délivrera les innombrables douleurs accablant les divers (et nombreux) personnages présentés à nous.
Je n'ai pas honte de le dire, j'ai pleuré sur une tirade en lien avec «le goût du sucre», une récitation de texte au téléphone ainsi que sur le sort d'un personnage que je n'aurais connu que le temps de trois épisodes. Et j'aime autant vous dire qu'il faut se lever tôt pour m'émouvoir. Très tôt. Rien que ces haut-faits illustrent le doigté de l'auteur et surtout de l'adaptation de Monster quant au traitement de l'émotion. Pas de débordements de sentiments superficiels et impudiques comme on en voit trop souvent. Non, tout est vraiment à sa place.
Urasawa oblige, nous nageons dans une foule immense de personnages. Il s'agit là de la transposition d'un Seinen élaboré, aucun protagoniste ne rentre dans les cases étriquées et définies d'un archétype-manga. Tous, indépendamment de leur temps d'exposition, auront une personnalité distincte et travaillée. De réelles facettes humaines nous sont révélées tout le long de notre visionnage (serais-je pompeux que j'écrirais plutôt «contemplation»). Ces personnalités sont certes parfois hors-les-murs du fait de la dimension tragique qui les entoure, mais elles n'en sont alors que plus fascinantes. Parmi ces caractères atypiques, ceux du Monstre sans nom, du commissaire Runge ou bien de Grimmer (parmi d'autres ) ne laisseront personne indifférent. Les hommes et femmes du quotidien eux non plus d'ailleurs. Une richesse infinie se révèle jusque chez le moindre personnage secondaire, même les plus élusifs, tous traités avec sobriété et réalisme.
Ce talent d'écriture des personnages, Urasawa l'élimera peu à peu sans jamais réellement pouvoir le renouveler par la suite. Monster est et restera le pinacle de son œuvre à jamais. Toutes les erreurs qu'il accomplira dans ses différentes autres réalisations, il en épargnera ce chef-d'œuvre, comme conscient que la postérité lui commandait d'être plus précautionneux avec ce manga plutôt qu'un autre.
Parmi les défauts propres aux créations d'Urasawa, il en est une récurrente : l'écriture d'intrigues tortueuses et entremêlées qui en viennent à devenir confuses jusqu'à amener le lecteur à considérer que l'auteurne savait pas où il allait en premier lieu. C'est le cas de Twentieth Century Boys qui, partant d'un point de départ plutôt séduisant, finira par se perdre dans divers errements nous amenant à trop souvent bifurquer de la trajectoire de l'intrigue afin de la rallonger inutilement. Et je ne parle pas de Billy Bat...
Pourtant, avec Monster, chaque pan d'intrigue (et Dieu sait qu'ils sont nombreux) semble avoir été savamment pensé et orchestré avec, en visée de fond, la fin du manga. Urasawa sait où il va, il s'y dirige tout droit et n'a que d'autant plus de mérite dans son entreprise puisque les personnages sont nombreux, multipliant chaque fois les artères de l'intrigue entourant et rejoignant son cœur.
Véritablement, rien n'est à jeter. Chaque seconde des trente heures a son importance et compte. On ne peut pas faire l'économie d'une seule des innombrables trames. Après tout, c'est d'une longue et fastidieuse enquête dont il est question, pareille affaire nécessite du temps. D'autant plus que chaque nouvelle révélation épaissit un peu plus la trame jusqu'à ce que toutes les pièces du puzzle soient réunies, qu'enfin l'on comprenne de quoi il était question.
Prendre le temps, une qualité qui se perd. Plus spécialement dans le monde de l'édition de manga où l'impératif de la rentabilité commande de chercher à faire dans le sensationnalisme d'un chapitre à l'autre afin de conserver son lectorat, souvent au détriment de la trame globale.
Nous abordons alors le moment le plus sensible, fatidique même : la fin. La hantise d'un lecteur de longues séries est celle consistant à observer l'auteur louper sa sortie. Cela arrive trop souvent, plus encore lorsqu'il est question de manga. Toutefois, partez à la découverte de Monster le cœur léger et n'appréhendez pas la déception, car comme je l'ai écrit et répété au fil de cette critique : tout est à sa place. La fin tombe à point nommé après une conclusion dantesque.
Pas de révélation ou d'explication toute cuite vomie dans la bouche du spectateur. Tout en souplesse et légèreté, les derniers instants de Monster jusqu'à son plan ultime sauront séduire et satisfaire à condition que votre quotient intellectuel soit supérieur à quatre-vingts dix (les griefs que j'ai pu lire quant à la fin du manga sont très bas de plafond. Il ne faut pas avoir été attentif au déroulé de l'intrigue pour ne pas voir avec quelle minutie qu'une fois encore, tout était à sa place).
Éclipsant de loin le gros du cheptel des polars à succès de par son intrigue détaillée sur le très long terme et la méticulosité apportée à chaque élément entourant le récit, Monster est une des pièces-maîtresses du Seinen et même du genre policier à l'international. Je l'écris en prenant conscience de la portée de ce que je m'apprête à rapporter, un Monster surclasse largement et de très loin n'importe Agatha Christie dans le registre policier. Le registre n'est certes pas exactement le même, mais le genre se prête à la comparaison.
Cette superbe fiction se veut largement sous-estimé, cela va de soi. Après tout, si la qualité était portée en étendard par la majorité, bien des malheurs en ce bas monde ne seraient plus d'actualité.
Que vous aimiez les mangas en règle générale ou simplement les intrigues bien faites (très bien faites) et les personnages intéressants, Monster ne se veut pas une recommandation mais un incontournable. De même, lorsqu'un rustre vous assénera avec une morgue supérieure à celle de l'auteur de cette critique, que les mangas et notamment leurs adaptations animées ne sont que des ramassis de «japoniaiseries» hystériques et sans profondeur aucune, faites-vous plaisir et sortez le joker Monster afin qu'il reste coi d'ébahissement à jamais.