Hail to the grief
Nulle surprise à ce que l’exposition de The Leftovers soit à ce point saturée de mystères : le créateur de Lost, Damon Lindelof, n’est est pas à son coup d’essai en matière d’écriture, et le monde...
le 7 janv. 2020
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Nulle surprise à ce que l’exposition de The Leftovers soit à ce point saturée de mystères : le créateur de Lost, Damon Lindelof, n’est est pas à son coup d’essai en matière d’écriture, et le monde dans lequel il nous convie va surtout briller par ses manques. Ceux de ces fameux disparus, et, surtout, les béances qu’ils laissent sur ceux qui restent. The Leftovers est la grande série du deuil, qu’elle explore avec courage et sans concession, exacerbant à l’échelle planétaire cette tristesse intime saturée de questions sans réponses. Sur la destination, sur la fragilité des dépossédés, et sur le sens à poursuivre une vie encore davantage dénuée de signification.
Circulant parmi cette galerie de comédiens exceptionnels (de Justin Theroux à Amy Brenneman, Carrie Coon ou Ann Dowd) la musique de Max Richter semble la seule à réellement capter leurs fêlures. Trois notes de piano suffisent, des années après, à retrouver instantanément la profonde tristesse qui les enveloppe, et les montées en puissance de certaines mélodies enchaînent les séquences cathartiques pour de véritables sommets d’écriture, où la pleine mesure lyrique de l’émotion se trouve souvent doublée d’une rage qui peut virer à l’autodestruction. Cette dérive, qu’on retrouve particulièrement dans la secte des Guilty Remnant où le silence et la blancheur prône un ascétisme entièrement voué au souvenir des disparus, quitte à blesser encore davantage ceux qui voudraient aller de l’avant.
Car l’idée maîtresse, cet événement apocalyptique des disparitions, est exploitée avec une intelligence rare : alors que la majeure partie des récits en aurait fait le point de départ pour une enquête fantastique aux ramifications multiples visant à infléchir le cours du destin dans une perspective de réparation, Perotta et Lindelof questionnent le déni, la révolte et l’acceptation. Et puisque l’humanité qui doit s’y atteler est par essence faillible, on la verra se fourvoyer d’autant plus qu’elle tentera de surmonter, en reconstruisant des fictions, en barbouillant toutes les zones d’ombre de croyances et de rites. Autant de nouveau barreaux pour empêcher le néant de se propager.
Cette thématique de la croyance se retrouvera sur les trois saisons, toujours mêlée à des élans de désespoir, et questionnant cette tendance naturelle de la communauté américaine à se regrouper sous l’égide de textes et d’une foi qui renforceraient la structure sociale. La ville de Miracle, le statut conféré à Kevin dans la saison 3 sont toujours construits dans une ambivalence dérangeante : légitimes, parce que proposés comme les alternatives à de terribles souffrances, mais dangereuses, car sur la voie rapide des dérives fanatiques et fascisantes.
Force est néanmoins de constater qu’une autre dérive, au fil de ces trente heures de show, ne tarde pas à émerger : celle d’une écriture qui ne ménage pas ses effets pour maintenir l’attention du spectateur. Un certain nombre de ressorts (kidnapping, apparitions, rêves, récits parallèles un peu vains, comme celui de Wayne et d’une façon générale, de toute la destinée de Tom Garvey,) n’apportent pas grand-chose ; la surenchère n’est pas loin, à l’image de ce final de la saison 2, qui certes, renoue toutes intrigues avec maestria, mais n’hésite pas à alourdir les procédés, à l’image de ce bébé qui roule au sol lors de l’émeute.
On ne peut s’empêcher, sur ce point, de faire un parallèle avec les thématiques justement explorées par la série, où l’addiction à la croyance des personnages rejoint celle des spectateurs à la fiction et aux doses sans cesse accentuées qu’il exige pour maintenir son attention…
La saison 3 continue de jouer de cette ambivalence, notamment par un retour apocalyptique des enjeux, tout en laissant le thriller au second plan par rapport aux enjeux réels, à savoir celui de personnages incapables de réellement s’installer dans une routine. Le regard très noir apporté au couple, rarement abordé de cette manière, évoque une sexualité malade qui permettrait de ne plus avoir à se regarder face à face, et un monde généralement au bord du gouffre. Et le parallèle de se redessiner : face à ces personnages qui doivent aller au bout de leur histoire, la série ose tout en matière d’écriture. Questionner le sens, se confronter à Dieu, retourner trouver les disparus, mourir pour revivre : autant de pistes qui permettront, non pas tant de réponses, qu’une dimension mythologique à un parcours que chaque individu se devra d’emprunter à sa modeste mesure.
La réussite de The Leftovers est bien là : au terme de cette odyssée de ceux qui restent, ce qui reste au spectateur n’est pas tant le souvenir de quelques plaisirs éphémères d’une fiction virtuose : c’est cette tenace et profonde émotion d’avoir trouvé un écho lyrique à ses propres gouffres.
(8.5/10)
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le 7 janv. 2020
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