Juste une raison d'exister
Après quelques incursions plus ou moins fructueuses au cinéma, le scénariste Damon Lindelof revient à ses premiers amours en adaptant en série TV, le livre The Leftovers (Les Disparus de Mapleton), avec l'aide de Tom Perrotta, son auteur.
Lorsqu'un jour, 2 % de la population disparait de la surface de la terre sans la moindre explication, c'est l'humanité entière qui reste en émoi. Trois ans plus tard, la vie a repris son cours dans la petite ville de Mapleton, mais rien n'est plus comme avant. Personne n'a oublié ce qui s'est passé mais les questionnements restent sans réponse. Quand certains tentent de reprendre une vie normale, d'autres se réfugient dans la religion ou tombent sous le joug d'une secte qui cherche à imposer un devoir de mémoire et de pénitence.
Il serait très facile de définir l'adaptation du livre de Tom Perrotta comme le pendant à la fois complémentaire et antithétique de Lost, la dernière grande série de Damon Lindelof. The Leftovers s'intéresse en effet à la vie de ceux qui sont restés, là où Lost suivait le parcours de ceux qui disparaissent. Pourtant, même si les deux séries gardent une filiation particulière, The Leftovers se démarque assez rapidement de son ainée pour nous plonger dans une ambiance totalement différente.
Une ambiance mélancolique, sombre et désespérée que Peter Berg parvient habilement à installer dès le pilot. On y voit le personnage principal, Kevin Garvey, chef de police de la petite ville de Mapleton, qui tente de maintenir l'ordre mais semble dépassé par les évènements, alors même que les tensions au sein de la communauté se font de plus en plus vives. La confrontation des idées parait inévitable lorsque les habitants venus tranquillement célébrer leurs proches disparus, sont rapidement perturbés par un prêtre qui pense connaitre la cause des disparitions, et par les membres muets et tout de blanc vêtus de la secte nommée Guilty Remnant, qui veulent leur imposer un vœu de silence et un devoir de pénitence éternel. Une situation que notre shérif a bien du mal à gérer, sans compter qu'il doit en plus subir l'éclatement de sa propre famille, entre son père interné dans un hôpital psychiatrique parce qu'il entend des voix, sa fille qui passe son temps à flâner avec ses amis, son fils parti rejoindre un gourou visionnaire et sa femme embrigadée dans cette fameuse secte des Guilty Remnant. Cette famille ne semble pas, au premier abord, touchée par la disparition d'un être cher, mais elle est pourtant victime de la perte insidieuse des repères provoquée par ce terrible évènement. Le monde n'a pas fondamentalement changé mais les certitudes ont laissé place aux doutes et aux interrogations, et chacun tente à sa manière de faire face à quelque chose qu'il ne peut comprendre.
Dès lors, Lindelof multiplie les pistes de réflexion et ne lésine pas sur les références littéraires, philosophiques, théologiques ou symboliques pour mettre en exergue le grand chamboulement enduré par chaque personnage. Il en découle une sensation d'éparpillement qui pourrait en laisser plus d'un sur le carreau, surtout que Lindelof a le chic pour faire naître deux fois plus de questions que de réponses au fil des épisodes, et quand on connait le bonhomme, il est même fort possible qu'aucune explication ne nous soit donnée sur la réelle cause des disparitions. L'auteur controversé a toujours eu confiance en l'intelligence de son spectateur et préfère divulguer les clefs du mystère au compte-gouttes, ce qui nous permet ensuite d'élaborer nos propres hypothèses. Et c'est finalement là que réside le vrai tour de force de la série. Les questionnements, les doutes, les hésitations, laissent progressivement place à la fascination. D'épisode en épisode, Lindelof parvient aisément à nous détourner du postulat initial pour mieux nous aspirer dans son univers vaporeux, lyrique et mélancolique. Plutôt que de vouloir résoudre l'énigme à tout prix, on préfère alors s'abandonner dans cette bulle étrange où la moindre situation banale du quotidien semble prendre une ampleur mystique considérable, atténuant de plus en plus la frontière entre le réel et l'irréel. Et lorsque le fantastique intervient tangiblement, cela nous paraît presque normal.
Cette sensation si envoutante ne serait pas possible sans un traitement émotionnel d'une justesse absolue, l'autre grande qualité de The Leftovers. Cette histoire de disparitions soudaines est aussi l'occasion de parler du deuil et du manque. Un sujet fort qui aurait pu tomber dans la lourdeur et la caricature sans une profonde rigueur narrative et formelle. Mais Lindelof parvient brillamment à transcender les sentiments de ses personnages, en déployant son récit avec fluidité et en reprenant certains concepts qui ont fait son succès, comme le "centric" (un épisode spécial qui se concentre sur le parcours d'un personnage en particulier). C'est notamment le cas du 3ème et du 6ème épisode, mettant en avant respectivement Matt Jamison, le prêtre évoqué préalablement, et sa sœur Nora Durst. Lui essaye de combler les trous en questionnant sa propre religion. Elle tente de comprendre pourquoi son mari, sa fille et son fils ont disparu. Le parcours croisé de Matt et Nora a quelque chose de véritablement passionnant et émouvant, puisqu'il redéfinit les principaux fondements d'une Amérique transformée : la foi et la famille. Au-delà de ces deux épisodes, Lindelof maîtrise à la perfection le crescendo émotionnel découlant du drame initial. Dans le pilot, l'auteur ne s'attarde pas vraiment sur le jour de "l'enlèvement", préférant y revenir par petites touches au fil de la saison, avec, à chaque fois, un point de vue différent. Il faut attendre l'avant-dernier épisode, en forme de flashback levant le voile sur ce fameux jour, pour ressentir, dans son intégralité, l'immense désarroi vécu par les personnages et comprendre le changement opéré en chacun d'eux, puisqu'on peut enfin les voir tels qu'ils étaient "avant". Les derniers plans de l'épisode nous prennent à la gorge et annoncent un "season finale" absolument bouleversant. La raison n'a plus d'importance, le cœur, lui, tombe en lambeaux.
Dès sa première saison, The Leftovers a déjà tout d'une grande série. Unique en son genre, elle nous emporte dans un tourbillon émotionnel et mélancolique dévastateur. Un tel résultat est avant tout dû à la justesse d'écriture du duo Lindelof-Perrotta. Mais il faut aussi retenir la très belle bande originale de Max Richter, ainsi que l'excellent casting de comédiens, qu'il s'agisse de Justin Theroux, impérial en shérif viril et un peu loser sur les bords, Amy Brenneman, émouvante dans un rôle quasi-muet, Carrie Coon, révélation étincelante en "veuve" qui ne se laisse pas abattre, Ann Dowd, terrifiante en chef des Guilty Remnant ou encore Christopher Eccleston, délirant en prêtre excentrique. Une deuxième saison est d'ores et déjà commandée. On se fera une joie de retrouver tous ces personnages, même si paradoxalement, la fin de la première saison se suffit à elle-même et n'a pas forcément besoin d'une suite. L'avenir nous dira si le choix de tirer sur la corde s'imposait ou non.