Je vais inaugurer quelque chose de nouveau pour moi : la critique d’une émission de radio.
Durant l’été 2018, France Musique a diffusé une formidable émission, passionnante, cultivée, sur Leonard Bernstein. Seize parties d’une heure pour parler du personnage, du chef ‘orchestre, du compositeur, de son engagement politique, de son rapport à Karajan, des comédies musicales et des opéras, et de tant d’autres choses.
Il faut dire que le personnage est passionnant.
Né dans une famille d’immigrés juifs ayant fui les pogroms d’Europe de l’Est et ayant fait fortune aux Etats-Unis, Leonard Bernstein va se forger musicalement seul. Si l’histoire de ses parents ressemble à une propagande pour le Rêve Américain, celle de Leonard lui-même commence plutôt comme un drame bourgeois à l’Européenne : le fils qui veut devenir artiste, ce qui horrifie le père car, comme l’a si bien dit Thomas Mann dans les Buddenbrook : dans une bonne famille, l’arrivée d’un artiste, c’est le début de la fin (voir aussi la chanson de Brassens : Philistins).
Bernstein va donc travailler pour se payer des cours de piano à l’insu du paternel. Très vite, ce qui le caractérise, ce sera l’énergie (et le charme). Le bonhomme ne peut s’arrêter, il court partout, fait cinquante choses en même temps, et après une journée harassante de répétition et/ou de composition, il trouve encore l’énergie de faire des fêtes jusqu’au petit matin.
Petit exemple : au milieu des années 50, simultanément, il écrit un opéra politique (Candide), une comédie musicale (West Side Story), donne une série de concerts en URSS (où il rencontrera Chostakovitch et Boris Pasternak), dirige le New York Philharmonic (auquel il devra refaire une santé) et présente une série d’émissions pour enfants, Young People’s concerts.
Dans ces émissions, qui lui demandent énormément de temps et d’énergie, il montre de formidables qualités de pédagogue. Il faut dire que la musique était véritablement sa passion. Tous les types de musiques, depuis le classique jusqu’à la pop (la fille de Bernstein explique comment il prenait plaisir à écouter les chansons de pop-rock qu’elle appréciait tellement), en passant par le jazz ou le gospel, et même les chants rituels juifs.
Cet éclectisme se retrouvera dans ses compositions : Bernstein se refusait à donner une vision trop étroite, trop restreinte de la « musique classique ». Jeune, Lenny a rédigé sa thèse autour de l’idée que, contrairement aux théories officielles, il existait bel et bien une musique typiquement américaine, et il va s’efforcer de le démontrer dans ses compositions. Les symphonies ou concertos de Bernstein parviennent à concilier romantisme, musique religieuse, dodécaphonie et jazz (même si, parfois, il ne se rend pas toujours compte de ce qu’il fait ; ainsi, c’est bien après avoir composé la partition de West Side Story qu’il s’est rendu compte qu’il y avait placé la musique qu’il entendait dans les synagogues qu’il fréquentait dans sa jeunesse).
Et ce n’est pas la seule innovation de Bernstein. Premier grand chef d’orchestre né sur le sol américain, premier compositeur de musique classique à faire des comédies musicales, premier directeur d'un grand orchestre américain à intégrer des musiciens noirs, premier à abolir la frontière entre opéra et comédie musicale et premier à comprendre la grandeur de Mahler ! Aussi incroyable que cela puisse paraître de nos jours, Mahler a été tout simplement ignoré jusqu’à ce que Bernstein ne l’impose au Philharmonique de Vienne.
Le lien entre Bernstein et Mahler est d’ailleurs très fort : le chef américain s’identifie presque complètement au grand compositeur autrichien. Les interprétations qu’il donne de ses œuvres sont passionnantes.
Pour lui la musique passait avant tout, y compris ses convictions politiques. Alors qu’il était très engagé à gauche et qu’il faisait partie de ces artistes qui avaient refusé de parler devant la Commission des Affaires Anti-Américaines, cela ne l’empêcha pas d’écrire la musique de Sur les Quais, film dans lequel Elia Kazan tente de justifier le fait d’avoir balancé ses petits camarades.
De même, plusieurs fois, Bernstein, en tant que juif, sera confronté au passé nazi des musiciens avec lesquels il jouera. Lorsqu’il prendra la tête du Philharmonique de Vienne, une bonne partie des musiciens alors présents étaient déjà en activité dans les années 30-40 et arboraient fièrement leur carte du NSPD (certains un peu contraint, pour conserver leur place dans l’orchestre, mais beaucoup par conviction). Il faudra non seulement mettre l’orchestre au pas, mais aussi imposer sa conception de la musique (une conception beaucoup plus large et ouverte que celle de l’orchestre).
Autre confrontation avec le passé nazi : la rencontre Bernstein/Karajan. Et l’émission consacrée à ce « duel » montre parfaitement qu’au-delà des oppositions apparentes, les deux hommes avaient beaucoup de points communs et surtout énormément de respect.
Outre Leonard Bernstein, on rencontre beaucoup de beau monde dans ces seize heures de documentaires : Seiji Ozawa et Claudio Abbado (tous deux assistants de Bernstein au New York Philharmonic), Gustav Mahler et Aaron Copland, Karajan et Koussevitzky, Louis Armstrong et Glenn Gould… Au fil des émissions, Emmanuelle Franc nous propose des archives remarquables : Bernstein en répétition (et il n’était pas toujours facile) ou en pleine composition, entretien avec Seiji Ozawa, la voix de Karajan… Et, bien entendu, de nombreux extraits musicaux.
Emmanuelle Franc, que l’on sent fascinée par le personnage du chef-compositeur (et elle n’est pas la seule : le charisme du bonhomme emportait l’engouement unanime) n’en oublie pas pour autant les défauts du personnage, son gauchisme qui frôle le ridicule (voir l'épisode des Black Panthers), son humeur parfois brutale, un certain souci de la provocation (comme lorsqu'il oblige le Philharmonique de Vienne à mettre Mahler à son répertoire en arborant un T-Shirt "Mahler grooves !"), etc.
L’ensemble est aussi formidable que passionnant.
Pour écouter les émissions, c'est ici :
https://www.francemusique.fr/emissions/un-ete-avec-bernstein