Nucky , Alcool, Sexe et Tommy gun
Boardwalk Empire, c'est d'abord une ambition. Celle d'appliquer la formule magique d'HBO à une fresque historique et personnelle, avec récit choral, double jeu du réel et du fictif, reconstitution du cadre, suivi du monde qui change... La période visée ici avait déjà été abordée par la hélas annulée Carnivale, et pour la chaine qui a produit des séries sur la nature humaine et la criminalité comme "les Sopranos" ou "The Wire", on comprend ce que l'époque de la prohibition et ses acteurs peuvent avoir d'attirant. Mais le tout n'est pas d'avoir un bon sujet, encore faut il bien le traiter. Est-ce le cas ici ? Je pense qu'on peut affirmer que oui.
Les années vingt sont d'entrées parfaitement figurées par les costumes, les décors ( impressionnants, surtout sur la durée ) et la musique, mêlant airs jazzy aux sons d'orchestres de l'époque. Les scénaristes veulent également y insérer des problèmes et des attitudes de ce temps, mais surtout des personnages correspondant à un large panel, liés au monde criminel qui reste tout de même le sujet de la série. Hommes politiques, vétérans de la guerre, femmes entretenues, agents fédéraux, chefs de communauté noirs, gangster purs et durs... Les rôles sont nombreux et réjouiront les adeptes des protagonistes profonds et jubilatoires. Richard Harrow, ancien soldat horriblement défiguré, devenu une machine à tuer en quête de douceur, Nelson Van Alden, agent de la prohibition et nouveau Job à la foi fanatique sans cesse éprouvée, Shalky White, gangster afro-américain possédé par un terrible désir de reconnaissance, Arnold Rothstein, joueur de poker et roi raffiné de New York, Al Capone, trublion immature et sanguinaire... On s'intéresse à eux tous, et à bien d'autres, et ce n'est jamais décevant. Mais mieux vaut ne pas trop s'attacher. Dans cette série, les personnages reçoivent en général la conséquence logique de leurs actes, à savoir souvent une balle dans l'oeil. Le scénario ne fait pas de concessions sur ce point, pas plus que sur le caractère des uns et des autres, qui, tout en étant personnages d'importance, peuvent être présentés comme dénués de toutes qualités humaines.
Nucky Thompson, le "héros", à défaut d'un autre mot, en est un bon exemple. Gouvernant la ville d'Atlantic City dans l'ombre, cet homme cynique porte un masque en permanence. La main mise sur le trafic d'alcool, le jeu, la prostitution et la politique dans une ville transformée en Las Vegas avant l'heure, Nucky est un roi sans divertissement malgré son empire de fête foraine. Citoyen et politicien modèle d'une main, tyran colérique et vulgaire de l'autre, le vrai Nucky ne s'approche d'aucun de ces deux aspects. Sociopathe manipulateur, il est guidé par des notions de morale chrétienne inculquée dans son enfance, qui le pousse à vouloir être un homme bien et à fonder une famille basée sur un amour véritable. Mais ces considérations ne font pas longtemps le poids face au danger, au profit ou a la pression, qui font ressortir le Nucky naturel, froid, insensible et redoutable. Son attirance vers la clarté quand son être demeure dans les ombres fait toute la complexité de ce personnage, qui, au fur et à mesure que la vente d'alcool prohibé enrichit les trafiquants et attise les conflits, doit révéler contre son gré son visage le plus impitoyable.
Les références discrètes à la psychologie abondent d'ailleurs dans cette série, où chaque situation est amorcée ou résolue par une logique propre aux personnages, leur forgeant une vraie identité basée sur des frustrations, des convictions, des expériences, des espoirs... A noter que la seconde saison toute entière est basée sur le concept du complexe d'Oedipe. Plutôt impressionnant.
Ici, ce ne sont pas les guerres entre gang criminels qui sont au centre de l'intrigue, mais bien plus l'enjeu du pouvoir lui-même, sous toutes ses formes. Comment l'obtenir ? Qu'en faire ? comment influe-t-il sur vous ? Que font ceux qui n'en n'ont pas ? Les victimes innocentes sont nombreuses, quelque soit le contexte. Et c'est l'un des grands thèmes de la série : Le changement dans la continuité. Les italiens remplacent les irlandais, les noirs remplacent les italiens, le contrôle officieux devient plus financier que politique, la mitraillette remplace le pistolet, les crimes sont commis au grand jour et non plus dans la discrétion, Nucky ne délègue plus et fait le sale boulot lui même... et le résultat est le même. La société évolue, mais n'est pas révolutionnée. Il y a toujours des minorités rejetées et opprimées, toujours la corruption, toujours des morts, et qu'on les ordonne ou qu'on les commettent, les fautes n'en sont pas atténuées ou aggravées.
A noter la présence d'un élément qui fait encore aujourd'hui la grandeur des séries HBO : les combats inattendus. Ceux qui se rappellent du destin de Ralph Ciffaretto dans les Sopranos voient de quoi je veux parler. La série est parfois lente, mais c'est pour mieux se relâcher dans des scènes d'actions jouissives de naturel, à la violence et au réalisme cru. Oui, vous aurez des gens effarés qui manquent de se tirer des balles dans le pied, oui, vous aurez des personnes à l'allure de comptables essayant de s'arracher l'un l'autre la jugulaire avec les dents, oui, vous aurez des scènes d'action surgissant au beau milieu d'une conversation civilisée. Et damned, ça fait toujours plaisir. Et si les seins vous troublent plus que le sang, prenez garde, car les filles de petites vertus abondent un peu partout au détour de certaines scènes. Mais on évite heureusement le racoleur ou le superflu.
Mention spéciale aux acteurs, qui font tous un boulot épatant. Steve Buscemi, qui, par la force du jeu d'acteur, a réussi à rendre son ineffable trogne crédible en boss mafieux, Kelly mc Donald en ange déchu par la vie, Michael Pitt en Di Caprio un peu trop fêtard, Michael Shannon tout en pulsion refoulée... Et j'en oublie plein d'autre. Ils contribuent à faire de tout cela une fresque où les personnages prennent le pas sur les évènements
Série sombre, à l'humour et aux dialogues très noirs, Boardwalk Empire brille d'un éclat obscur au panthéon des séries actuelles. Intelligente, distrayante, profonde, épique par moment, il serait dommage de manquer ça. Pas de prohibition sur les bonnes histoires !