Un éclair de lumière frappe la ville, déchirant les ténèbres d'une nuit où confusion et peur donneront naissance à des ombres contraires. Des émotions prennent des proportions inimaginables, ou s'égarent comme des papillons lumineux. Des regrets flottent dans l'air, et tandis que certains se découvrent des talents inexplicables, un mystère s'épaissit autour de meurtres grotesques et d'événements inexpliqués. Des forces sont à l'œuvre, et parmi elles, une obsession commune grandit : le désir impérieux d'éradiquer les parasites qui rongent le cœur humain, d'améliorer une espèce soi-disant ruinée par sa propre noirceur. Mais pourquoi ? Et surtout, comment ?
Boogiepop Phantom est une suite thématique directe et logique à Serial Experiments Lain, une continuité naturelle dans le paysage limité des œuvres de science-fiction psychologique qui ont quelque chose d'intelligent à dire. Bien que l'on doive Lain au petit studio Triangle Staff et Boogiepop au légendaire studio Madhouse, les deux séries partagent une atmosphère et une direction artistique étonnamment similaires, le même diffuseur (TV Tokyo), et surtout les mêmes préoccupations.
La principale vision commune aux deux œuvres est un profond respect, voire amour, pour ce qui participe à rendre l'humain humain : ancrage dans des émotions sincères mais imparfaites, peurs inavouées, doute, faiblesse, solitude. Tout cela peut sembler être une étrange célébration du négatif, mais dans ce contexte, il n'en est rien – nous y reviendrons. Pour l'instant, ajoutons simplement que là où Lain nous mettait en garde contre les dangers d'une dissociation/dissolution progressive au sein d'un monde virtuel - dissociation menant à la perte de tout repère entre réel et Wired et à une forme de néant émotionnel - Boogiepop répète cet avertissement avec une intensité renouvelée, cette fois-ci dans la réalité tangible que certains aiment à qualifier de pragmatique.
La série déploie donc devant nous un monde fragmenté où chaque force en présence incarne une tentative divergente de remodeler l’humanité :
Towa, une organisation secrète scientiste et cartésienne, cherche à “améliorer” l'humanité dans le sens d'une perfection utilitariste, fonctionnelle et corporate, organisée mais déshumanisée, où chaque individu est réduit à un simple rouage dans la machine implacable du fonctionnement industriel. Le but n'est pas d'aider l'individu, mais d'aider l'entreprise en améliorant l'individu. Cette quête de perfection, fondée sur une logique froide et rigide de suppression du malheur dans un but productiviste, est une version déformée de ce que représente Echoes, leur antagoniste, source originelle des événements de la série.
Echoes est un être d'une autre dimension, expression d'une conscience-source universelle et parfaite. Echoes réside dans le Samsara Bouddhiste, ou dans ce qu'un Kabbaliste appellerait AIN SOPH, une force spirituelle au-delà de l'humain mais au courant de ses tracas, aspirant à améliorer l'humanité par une approche de croissance spirituelle, en prenant en compte la complexité et la douleur inhérentes à chaque être. Considérant ce qu'une telle force représenterait pour l’ordre établi et la remise en question des structures de pouvoir existantes qu'elle implique, je vous laisse imaginer le traitement réservé à Echoes par l'organisation Towa.
Je n'en dirais pas plus ici pour ne pas spoiler, mais disons simplement que le sort réservé à Echoes et les événements menant Boogiepop à apparaître sont les deux faces d'une même pièce. L'arc Manticore qui ouvre la série sur ses quatre premiers épisodes ne nous explique néanmoins rien de tout cela. Il nous demande de contempler. Dans Boogiepop Phantom, le spectateur est parfaitement passif, du moins jusqu'au commencement de l'arc Imaginator avec l'épisode 6.
L’Imaginator est la conséquence de la confrontation entre Echoes et Towa Inc. Entité non physique, il représente une autre facette de la “perfection”, une tentative de contrôler l’esprit humain de manière bienveillante, mais fondamentalement inhumaine, car ne possédant qu'une grille de lecture de pur esprit sans référence physique. Sa volonté de créer un bonheur artificiel par la pensée pure ignore les aspects chaotiques et douloureux de l’existence humaine. Ne comprenant aucune des nuances du cœur humain, Imaginator veut supprimer sans distinction tout sentiment négatif. Absolument TOUS.
Bien entendu, en cherchant à imposer une harmonie dénuée de conflit mais également insensible à toute nuance propre à l'humain, l’Imaginator apparaît comme une très juste critique de certaines spiritualités monothéistes qui prétendent transcender les limites humaines sans reconnaître la valeur de la lutte et de la souffrance. Cette approche se heurte à l’inadéquation fondamentale entre l’être humain, qui a paradoxalement besoin de ses échecs pour connaître le bonheur, et une perfection déconnectée de la réalité.
Revenons rapidement à Echoes et à la triste impossibilité de sa noble tâche. Il incarne une conscience universelle qui, bien que dotée d’une sagesse potentiellement transformative, est trop dangereuse pour être acceptée par les pouvoirs déjà présents et désirant maintenir uniquement une certaine humanité. L’éveil spirituel qu’Echoes promet est anti-capitaliste, car il exige de prendre en compte la douleur et le malheur pour les transformer en quelque chose de nouveau et de réel. Cette transformation est la clé d'une véritable amélioration, mais elle est en contradiction totale avec les objectifs utilitaristes et productivistes du late stage capitalism. Ainsi, il ne peut lui être permis d'exister, sinon sous la forme maléfique de son clone, Manticore, car une série de meurtres est finalement plus facile à gérer que l'éveil d'une population entière.
Echoes, Towa et Imaginator : trois visions antagonistes d'un même but qui révèlent l’essence du message de Boogiepop Phantom. Et puis il y a le personnage titre, Boogiepop.
Elle aussi est originellement une entité non physique. Force de protection et de vie préservant le monde humain des interférences extérieures, il est intéressant de noter qu'elle est souvent qualifiée de 死神 (shinigami, ou dieu de la mort) par les personnages, mais incarne en réalité la bienveillance ultime envers la condition humaine. Elle n’est pas là pour juger, mais pour protéger l’humanité de ses propres excès, et rappeler que l’imperfection, la douleur et la peur sont des composantes essentielles de l’expérience humaine qui ne sauraient être ignorées ou méprisées. Attendre du monde qu'il ne soit que beauté et de l'homme qu'il ne soit que bonheur et bonté, c’est s'engager dans une voie dangereuse, une philosophie de l'impossible qui ne peut mener qu'à une déshumanisation insensible et insidieuse.
En fin de compte, l'œuvre nous invite à embrasser cette imperfection, à comprendre que sans douleur, sans malheur, le bonheur est une impossibilité karmique, et que pour qu'un traumatisme soit intégré, il doit avant tout être reconnu comme existant et valide. La tentation de changer la réalité en cherchant à la contrôler, ou en recherchant un idéal relevant du parfait, variera toujours selon les intérêts privés de ceux qui mettent en œuvre ces soi-disant bonnes intentions, et leur propre vision de ce que parfait signifie. Boogiepop Phantom est un avertissement contre leur influence. Ce qu'elle protège, c’est cette part d’humanité précieuse, souvent négligée par les forces antagonistes cherchant à effacer les imperfections humaines, cette part qui pleure.
Ici, on nous rappelle que l’évolution humaine ne peut exister sans intégrer, sans la juger comme négative, ses éléments de douleur et de souffrance, car ce sont eux qui définissent la profondeur de notre existence et la rendent, finalement, significative. C'est une réflexion profonde sur la dissociation émotionnelle, les influences extérieures, la force de volonté face à celles-ci et les dangers d’une quête effrénée de perfection. Mais c'est sa complexité, son intensité et la fureur passionnée mise au service d'une thèse finalement très claire qui en font une expérience unique, dérangeante et révélatrice - comme pouvait l'être Lain deux ans plus tôt dans le contexte du virtuel.
M'est avis que de telles séries se feront de plus en plus rares dans une époque où la positivité forcée se veut reine de la piste, rendant ces œuvres d'autant plus précieuses. Dire que je recommande serait un immense euphémisme : cette série est nécessaire.*
*Tout comme Lain, Boogiepop Phantom est une série qui demande deux visionnages. Le premier pour ressentir, le second pour comprendre. Comprendre Boogiepop Phantom dès le premier visionnage est rendu amplement plus difficile par les scénaristes de Madhouse que Triangle Staff ne l'avait fait pour Lain. Autorisez vous a être perdus, l'oeuvre saura vous en récompenser.