"Ze Big Nowhere, c'est à vous." prononcé d'une voix molle, fut la première chose que j'entendis.
Je me trouvais face à un pupitre où un écran vidéo m'exposait des lettres dans le désordre le plus complet.
-" Euh ?"
Un septuagénaire tremblotant à côté de moi lança entre deux quintes de toux sèches: " 9 lettres: Vergeture"
Machinalement je répondis: " Pas mieux."
Les applaudissements flasques d'une salle éteinte me réanimèrent un peu, et je repris complètement mes esprits quand en tournant la tête vers la droite, je vis le visage sans âge et les lunettes droites de Laurent Romejko.
Ben merde, alors !
L'animateur me lança une vanne bonne enfant sur les vergetures, que les mamies permanentées applaudirent avec un grand sourire, avant d'annoncer de sa voix monotone: "Et maintenant les chiffres !".
Je tournais ma tête vers la gauche où je vis, trônant fièrement, derrière un pupitre de faux bois, l'hydre à deux têtes du jeu de France 3: le très moustachu Bertrand Renard et sa stricte comparse Arielle Boulin-Prat.
Bertrand me jeta au visage une série de chiffres avec lesquels je devais me dépatouiller en additionnant, multipliant, divisant, pour trouver le nombre à trois chiffres inscrit sur l'écran.
-"Ze Big Nowhere ? "
-"Euh ? "
-"Raymond ? "
-"Le compte est bon ! 268 ! "
-"Bravo Raymond !! "
Mais Bordel !!
Je restais assis, figé, en me demandant ce que je pouvais bien foutre ici.
Je réfléchissais à ce qu'il avait bien pu m'arriver, pendant que la maison de retraite des "Lilas" de Bourg-La-Reine, invitée ce jour-là, applaudissait à tout rompre entre deux inhalations d'oxygène.
L'émission se terminait, avec la victoire indiscutable de Raymond, la salle fleurant bon l'urine et la soupe de poireaux acclamait le beau Raymond d'applaudissements mécaniques et hébétés.
Je me levais de mon siège tentant d'aller voir Romejko pour une explication, mais celui-ci pressé par ces mamies aux cheveux bleus, se volatilisa dans un grand rire faux.
J'errais dans les couloirs du studio à la recherche d'une sortie éventuelle.
Raymond était félicité par les colocataires de son hospice, venus en nombre encourager le septuagénaire édenté.
Des personnes âgées sortaient de partout. Les couloirs étaient encombrés de déambulateurs et de béquilles de toutes sortes.
Bertrand Renard comme un maître de conférence expliquait ses techniques imparables du "Compte est bon" à base de règles de trois et de calculatrice solaire.
Arielle Boulin-Prat, sourire aux lèvres, se faisait peloter le boular par quelques pépères libidineux bien moins intéressés par le carton plein de Raymond avec son "Colorectal" de dix lettres que par les formes généreuses de la sévère Milf Arielle.
Je me sentais prisonnier.
Inexorablement captif de quelques lettres, d'une poignée de chiffres et d'une horde de seniors à couches-culottes.
Pris d'angoisse, je me mis à accélérer le pas. Je courrais maintenant dans les couloirs étroits du studio Parisien.
Les issues étaient introuvables. J'étais coincé.
La peur me gagna, je me mis à courir comme un dératé en bousculant vieillards et techniciens.
Personne ne semblait prendre cas de moi. Les gens me regardaient avec un sourire narquois au bord des lèvres, s'amusant de ma douloureuse crise de panique, leur regard vicieux de prédateur braqué sur moi. Ce regard fatal du carnassier quand il sait que sa proie ne peut plus lui échapper.
Dans ma course folle je me rendis compte que les gens ne cherchaient pas à sortir et semblaient flotter insouciants dans ces couloirs soudainement plus sombres et plus humides.
A courir en tout sens, sans indications, je me retrouvais une nouvelle fois dans le studio de l'émission. Mais l'ambiance chaleureuse, les lumières douces du programme familial et les visages souriant avaient laissé place à une lumière blafarde éclairant faiblement les regards vides et fixes des séniors tétanisés.
Je restais pétrifié face à ce que je voyais.
Le public grabataire " Des Chiffres et Des Lettres" habillé de grandes aubes blanches, psalmodiant quelques phrases incantatoires comme " Pas mieux, Laurent, pas mieux." ou " 7 lettres, Laurent: prépuce !" que je percevais à peine dans mon état de fébrilité extrême, semblait prier une quelconque divinité.
Les yeux tournés vers le ciel et dans une pose extatique, les anciens imploraient les Dieux.
Je regardais moi aussi vers le ciel. Dans un halo de lumière je vis descendre Laurent Romejko, tout de blanc vêtu et les bras écartés, tel un Christ avec des lunettes Alain Afflelou. Je le vis imposer ses mains sur la population très âgée au dessous de lui.
Bertrand Renard à sa droite, en blanc également, jetait à la populace affamée des poignées de chiffres qu'ils ramassaient immédiatement, se jetant sur leurs petits carnets pour attaquer au plus vite les opérations.
A sa Gauche Arielle Boulin-Prat laissait tomber des centaines de lettres de sa corne d'abondance. Le public les récupéraient et formaient tout de suite les premiers mots.
"Encornet", "Prurit", "sparadrap" hurlaient les fidèles sur le passage de l'ange Romejko, qui les bénissait d'un geste auguste de la main droite.
C'était bien une messe interdite à laquelle je venais de participer.
La messe secrète de la secte maudite "Des Chiffres et des Lettres".
J'étais prisonnier de la secte, le pacte avait été signé, j'appartenais désormais au Dieu Armand Jammot et à son fils descendu sur terre: Laurent Romejko.
Tel Sisyphe et son rocher me voilà dans l'éternel recommencement, prisonnier de la fatalité, esclave d'opérations mathématiques inutiles et de lettres alphabétiques mortes.
La tête me tournait... Je voyais le futur.
Mon vieillissement accéléré le cul sur ce fauteuil rembourré, ce studio trop éclairé aux relents de sirop contre la toux devenant mon tombeau, la mauvaise haleine de Bertrand Renard, le décolleté profond d'Arielle et le sourire...Toujours le sourire...de L'ange déchu Romejko.
Je m'évanouissais dans un râle...................................................................
"Ze Big Nowhere, c'est à vous." prononcé d'une voix molle, fut la première chose que j'entendis.
Illustration by Richard Grayson