Voilà, c’est fini. Game of Thrones fait désormais parti du passé. C’en est fini des comptes à rebours angoissés. Fini des théories, suppositions et autres spéculations audacieuses et alambiquées. Fini des attentes fébriles (quoique ma fébrilité s’était légèrement adoucie ces dernières saisons). Fini des tractations secrètes, des trahisons, des coups de théâtres et des exécutions traumatisantes. Bref, c’en est fini de Game of Thrones.
Il y a quelques années, lorsque la série connaissait seulement sa troisième saison, je me rappelle m’être dit qu’il me faudrait, le jour où elle tirerait sa révérence, écrire une critique fleuve et exhaustive, dans la mesure du possible. Je voulais être à la hauteur du show, de tout ce qu’il avait déjà montré à l’époque et, peut-être plus encore, de ce qu’il promettait de montrer. Daenerys avait quitté Qarth avec sa prophétie pour la baie des Serfs afin d’y délivrer les peuples captifs de Yunkai et Meereen… La bataille de la Néra hantait encore Stannis et Tyrion... Jon se liait d’amitié avec Mance Rayder, The King-Beyond-The-Wall… Tywin était la Main de Joffrey… Varys et Baelish fomentaient de secrètes stratégies… Le chaos n’était pas un gouffre mais une échelle… Le Nord s’était à peine remis de l’exécution de Ned qu’il allait à nouveau perdre son souverain… Le son du cor de la Garde de Nuit raisonnait trois fois pour la première fois depuis des millénaires…
Si j’écris tout cela, ce n’est pas pour me faire ou vous faire du mal (si vous me lisez) mais parce que c’est ce que l’on fait généralement dans pareille situation ; on se souvient des bons moments pour rendre le deuil plus facile, et on garde précieusement les moins bons pour plus tard, pour le notaire. Peut-être le fais-je également, égoïstement, pour me rappeler à quel point j’ai aimé Game of Thrones et à quel point ma récente désillusion ne doit pas occulter la grandeur qui était la sienne. Car j’ai souffert, hier soir, de n’avoir pas été triste que la série s’en aille, et c’est probablement la chose la plus triste qui soit. J’aurai dû être ravi ou révolté, mais jamais indifférent. Alors j’essaie de me convaincre ici que mon cœur avait jadis battu pour Game of Thrones. Passez-moi ces quelques digressions pathétiques, j’en ai fini.
Comme je le disais, j’imaginais alors ce jour comme tout entier dédié à l’écriture d’une critique-somme à la hauteur du show. Tantôt traité de politique, traité de philosophie et traité de théologie, celle-ci devait rendre à la série ses derniers honneurs, au lendemain de sa conclusion. Il n’en sera rien. J’étais de toute évidence un jeune optimiste qui n’avait aucune idée que la justesse et la pertinence scénaristiques des débuts allaient littéralement être dévorées par les prérogatives scénographiques du grand spectacle. A cet égard, Game of Thrones est probablement, sinon la première, assurément la plus grande série symptomatique du mariage récent du grand et du petit écran. L’écriture sérielle, on le savait déjà, s’est invitée depuis quelques années dans l’élaboration même des mastodontes hollywoodiens. Avec Game of Thrones, on assiste au phénomène inverse ; les moyens financiers et pyrotechniques du grand écran ont investi la sphère du petit, et donc son ambition visuelle. On parle ici d’une série qui s’est offert la plus grande bataille jamais filmée et avec, le scalp du Seigneur des Anneaux…
Sans doute les attentes du public, tant au cinéma qu’à la télévision, ont-elles crée les conditions de possibilité d’un tel débordement réciproque. Fut un temps où seules quelques pointures d’Hollywood faisaient le voyage de la toile vers la cathode. Ce sont désormais des millions de dollars qui suivent dans leur sillage. Peut-être cela accouchera-t-il un jour d’une chimère qui, tout en se revendiquant du petit écran, ne sortira que sur le grand. Une série-cinéma. On pourra alors dire que Game of Thrones avait ouvert la voie.
Mais doter la série de tels moyens fut probablement la pire chose qui pouvait lui arriver, et donc nous arriver. Peut-être l’économie des débuts obligeait-elle à la prudence, à l’intelligence et donc à l’excellence, alors que l’outrance et l’abondance de la fin ont-elles incité à la souplesse et à la paresse. Pourquoi, en effet, s’embarrasser de toute cohérence et de tout effort intellectuel lorsque l’on peut anéantir des armées, des flottes et des villes entières d’un clic de souris. La petite sauterie intellectuelle s’est transformée en bacchanale pyrotechnique.
Finalement, n’y-aurait-il pas là quelque chose de terriblement logique après tout ? Le dernier mot n’appartient-il pas au plus fort, au plus puissant, à celui qui a le plus les moyens de son ambition ? A Littlefinger qui lui assurait que le pouvoir était le savoir, Cersei ne rétorquait-elle pas, jouant avec sa vie, que le pouvoir n’était que le pouvoir ? Vraisemblablement, la dernière taulière du trône de fer disait vrai ; gageons d'ailleurs que, même si nous l’avions su, nous n’aurions pu nous soustraire à cette dernière saison chaotique. Car le pouvoir est le pouvoir. Le pouvoir par le pouvoir pour le pouvoir. A partir de là, plus rien ne saurait s’opposer à cette force toute puissante et arbitraire. L’arc narratif de Cersei et Jaime ? Enseveli sous les ruines de King’s Landing (quoique les plus pointilleux auront sans doute remarqué qu’à la faveur d’un ou deux pas sur le côté, les deux amants s’en seraient sortis indemnes ; mais l’auraient-ils su que cela ne les aurait pas sauvés, savoir survivre n’étant pas pouvoir survivre dans cette série). Celui des Whites Walkers ? Transpercé par une vulgaire dague des mains d’une adolescente surgit de nulle part qui avait oublié qu’elle pouvait prendre n’importe quel visage. Et nous là-dedans ? Aussi innocents que les habitants de King’s Landing, et tout autant victimes d’un déluge de feu. A la lumière de l’assertion de Cersei, la fin de Game of Thrones apparait alors comme logique et celle que la série méritait. Toute la violence latente des premières saisons ne pouvait que trouver leur résolution dans cette débauche de violence pure. Il ne s’agit plus de savoir être violent, mais seulement d’en avoir les moyens. Les saisons 1 à 5 savaient donc ce que les trois suivantes ont pu.
Mais cette pseudo-logique de fond ne saurait occulter toutes les facilités dont sa forme s’est rendue coupable. Il aurait été de bon ton, en effet, que l’influence hollywoodienne s’en tienne à ce qu’elle est, une influence, et ne se transforme point en interférence. Tout ce qui avait pu être déployé jusqu’alors par Game of Thrones s’est retrouvé broyé par le bulldozer qu’est devenue la série. Et force est de constater qu’à l’issue de cette huitième et dernière saison, et aux vues de ses promesses passées, Game of Thrones est rentré dans le rang des « séries comme les autres ».
Faut-il pour autant la renier et la condamner au charnier de la télévision ? Bien sûr que non. Tout comme il ne faut pas, ainsi que je viens juste de le faire, dire qu’elle est devenue « une série comme les autres ». Game of Thrones a créé tant de précédents dans l’histoire de la télévision, déchainé tant de passions, éveillé tant de spectateurs, influencé tant de personnes, soulevé tant de promesse et suscité un tel engouement qu’on ne saurait trop bien où la ranger parmi les centaines de « série comme les autres ». Sa place, évidemment, est au panthéon de la télévision. Non pas qu’on ait attendu son dernier souffle pour l’y conduire mais bien d’avantage qu’elle s’y était déjà invité elle-même il y a plusieurs saisons. Et rien ne pourrait l’en déloger, pas même sa désastreuse conclusion. Car même si elles sont accouchées d’une souris, c’est précisément à l’aune des attentes qu’elle a fait naître tout au long de ses huit saisons qu’il faut la juger et mesurer sa déception.
On me rétorquera logiquement que la déception n’en est que plus grande. Bien que ses deux showrunners (Daniel B. Weiss and David Benioff, D&D pour les intimes) aient offert une brillante démonstration de leur incompétence, il serait pourtant incorrect de les rendre seuls coupables de notre désillusion (ils sont en revanche les seuls responsables). La faute nous incombe tout autant ; et c’est d’une triste réalité que je parle là. Le nier serait faire peu de cas d’une des formes de la tragédie de l’Homme : son besoin irrépressible d’attendre des autres quelque chose qu’il ne connait pas lui-même et donc, fatalement, sa propension à constamment être déçu. Nous attendons de la Science qu’elle résolve tous les maux de notre siècle (maladies, réchauffement climatique, trottinettes électriques). Nous attendons de la Religion qu’elle règle le problème notre mortalité. Nous attendons de nos vices qu’ils rendent plus supportable notre passage sur Terre. De Game of Thrones, nous attendions peut-être trop : qu’il apaise notre affliction. D’où, l’amertume de la déception.
Cela étant, notre (ma ?) petite faiblesse ne dédouane en aucune façon D&D. Les quelques millions de spectateurs assidus que nous étions n’avions pas spontanément fondés de sérieux espoirs dans Game of Thrones ; on nous y avait sciemment enjoint. C’est aussi là qu’est le forfait. L’intention n’était évidemment pas de décevoir. Mais l’on est investi de grandes responsabilités lorsque l’on a autant de monde à son bord et autant de compte à rendre que de passagers. Il s’agit alors, soit de ne rien promettre, soit d’honorer chacune des promesses qui ont été faites. Entre les deux, on a le choix du pire et du moins pire. D&D ont fait le premier : nier sept saisons de théories, éviter la moindre prise de risque et botter en touche en renvoyant tout le monde, personnages fictifs compris, à ses chères études. Gonflé lorsqu’on renvoie par ailleurs aux calendes grecques le moment du dénouement final. N’est pas Tolkien qui veut, c’est entendu, mais que l’on y prétende point.
Nous verrons bien comment George R. R. Martin clôturera son œuvre, mais nous nous accorderons tous à dire que la flèche qu’il avait décoché à sa naissance était superbe. Il n’appartenait qu’à D&D de l’attraper au vol et d’entretenir son accélération. Elle partait tellement haut et si loin que seuls les Anciens Dieux savaient jusqu’où elle irait. Ah ! Souvenez-vous de la comète qui annonçait le retour des dragons, au début de la première saison. N’était-elle pas pleine de promesses et de mystères ? C’était elle. Elle semblait étrangère aux lois de la gravitation. Et elle l’était. Jusqu’au moment où le poids des deux enclumes, trop lourd pour elle, se substitua au souffle originel du créateur et vint infléchir sa course effrénée pour finalement la remettre dans les mains de la physique. A quoi l’Art et l’Imagination peuvent-ils bien servir si ce n’est justement de s’en affranchir ? A tout le moins peut-on y souscrire si l’on s’assure, derrière, d’être aussi infaillible dans son raisonnement que Newton dans ses démonstrations. Hélas, les deux compères ont adossé à leur cruel manque d’imagination et de talents, une malheureuse équation erronée et insoluble.
J’ai beaucoup aimé Game of Thrones. J’avais trouvé dans ses mystères, la même angoisse que celle qui me saisissait lorsque, plus jeune, je contemplais les étoiles sur la voûte ou les grains de sable sur la plage. Quelque chose de l’ordre du vertige et du néant. Insondable. Le Seigneur des Anneaux, par exemple, m’avait causé le même tourment. Naturellement, je me doutais bien que la résolution des mystères de la Terre du Milieu et de Westeros ne me délivrerait pas des miens. C’est d’ailleurs tout l’inverse que j’attendais ici, et que j’attends de l’Art d’une manière générale : qu’il me renvoie toujours sur l’échelle, non pas du chaos, mais de l’univers et qu’il me rappelle qu’il y a des milliards d’années derrière moi et qu’il y en aura encore davantage devant. Bref, tout ce que la conclusion de Game of Thrones m’a refusé. Je n'arrêterai pas pour autant d'aimer la série et, à l'occasion, de souffler sur ses braises pour me souvenir qu'elle aura rythmé, quelques semaines par an, les battements de mon cœur.
Chaos might be a ladder but disillusion can’t be anything but an endless pit.