Sortie de nulle part dans les années 2010, Anna Delvey, une jeune héritière allemande d'origine russe, devient une figure notable de la jet-set new-yorkaise. Se servant des réseaux sociaux pour afficher ses goûts certains en matière de grandes marques, d'établissements luxeux ou d'art, Delvey impose son ambition dans les esprits de cette haute société: créer une fondation culturelle -sobrement intitulé la Fondation Anna Delvey- sans nulle autre égale à New York ! Prétextant un père qui ne la laisse pas encore disposer d'un énorme capital bloqué en Allemagne, la jeune femme parvient à conserver l'apparence d'un train de vie hors-normes et est même sur le point de convaincre des banques américaines réputées d'investir des dizaines de millions de dollars pour mener à bien son projet... Sauf que la supercherie va évidemment tourner court, la fortune d'Anna Delvey aka Sorokin se résume à une invraisemblable pile de mensonges orchestrée par "l'héritière" elle-même afin de s'affirmer dans un milieu auquel elle s'est persuadée d'appartenir.
L'histoire de celle qui fut surnommée "l'Arnaqueuse de Soho" est bien sûr fascinante par l'ampleur de sa tromperie, la diversité de l'élite dite intouchable dupée par la simple force de persuasion d'une femme aussi jeune, la personnalité insaisissable de Delvey en elle-même entre son image savamment travaillée sur Instagram, sa quête obsessionnelle de reconnaissance et les ressentis pour le moins contradictoires de ceux qui ont eu la (mal)chance de croiser sa route, et bien plus encore... On tient là une intrigue parfaite d'un film ou d'une série qui a absolument tout d'une œuvre passionnante, à la richesse thématique incontestable pour nous interroger sur les causalités et symboliques d'une manipulation si ubuesque et moderne sur bon nombre d'aspects.
Hélas, cette histoire est tombée entre les mains de Shonda Rhimes qui, pour sa première grosse création sur Netflix ("Les Chroniques de Bridgerton" n'est qu'une production Shondaland), a vu trop grand pour elle. Avec "Inventing Anna", la reine du soap contemporain a sans doute voulu montrer qu'elle était capable d'un projet autrement plus ambitieux que ses productions habituelles mais, au terme des neuf épisodes, il est difficile de ne pas avoir l'impression que cette minisérie n'a fait qu'effleurer la fascination suscitée par son sujet.
En prenant comme source d'inspiration l'article de Jessica Pressler à l'origine du tollé médiatique autour de Delvey, Shonda Rhimes fait le choix de raconter l'affaire du point de vue des investigations de la journaliste en 2018 et lui crée un double fictif, Vivian Kent, héroïne ayant besoin d'un gros scoop pour réhabiliter son image écornée auprès de ses pairs. Ainsi, le personnage d'Anna Delvey va rester étonnamment au second plan de sa propre série pendant un long moment, la décision de se focaliser sur l'enquête de Vivian ne pouvant nous la dévoiler qu'à travers le prétexte de différents entretiens menés soit avec l'intéressée elle-même en prison soit en compagnie de ceux qui l'ont connue (avec les flashbacks que cela engendre).
Certes, ce parti pris a du sens quand il s'agit de révéler sur le long-terme les multiples facettes d'une Delvey aussi irrationnelle que déterminée dans le tourbillon de plus en plus intenable de ses agissements ou encore de montrer au compte-goutte son influence bien différente sur ses proies mais, au final, "Inventing Anna" donne le sentiment de s'éterniser beaucoup trop sur chacun des dommages collatéraux de Delvey en leur dédiant un épisode entier (d'une durée de 1h à 1h20 tout de même !) et ponctué de développements secondaires d'une pertinence pas toujours flagrante.
Ne soyons pas totalement injustes envers Shonda Rhimes, cela fonctionne parfois bien, notamment sur la dynamique du groupe d'amies le plus proche de Delvey (voué à s'entredéchirer à son sujet) ou encore lors de la rencontre avec son avocat voyant en elle une fille de substitution et un nouveau moteur à sa vie, toutefois, tout ça aurait indéniablement gagné à être resserré au lieu de s'étaler plus que de raison avec l'approche soapesque décidément indissociable du travail de Rhimes.
Sur ce dernier point, la dichotomie entre le traitement trop léger de l'ensemble et ses phases les plus dramatiques s'avère effectivement être un autre handicap majeur, le personnage de Vivian et son entourage paraissent par exemple sortir tout droit d'une mauvaise comédie romantique (le concours de grimaces cartoonesques de l'actrice Anna Chlumsky n'aide pas, loin de là) et affaiblissent encore un peu plus la crédibilité d'une série qui a, en plus, la mauvaise idée d'ouvrir chacun de ses épisodes sur un "Toute cette histoire est complètement vraie sauf les parties qui sont totalement inventées". Bien entendu, "Inventing Anna" est loin d'être la première adaptation plus ou moins libre d'un fait divers mais quelque chose nous dit qu'ici, les subterfuges de la fiction employés par Shonda Rhimes sont au moins aussi énormes que les mensonges d'Anna.
Heureusement, et ce grâce en grande partie à une Julia Garner une fois de plus remarquable, l'ambiguïté d'un personnage comme Delvey est telle qu'elle parvient toujours à capter notre intérêt. Les choix d'écriture à son égard ont beau être hasardeux (il faut attendre l'avant-dernier épisode pour enfin apercevoir grossièrement les vraies fissures qui l'animent), contestables (en faire une icône féministe, sérieusement ?) voire carrément douteux (la victimiser jusqu'à un point de non-retour, à vous de voir si elle le mérite), elle reste, comme elle l'a finalement été pour tous ceux qui l'ont approchée, un point d'interrogation auquel on se délecte de trouver des réponses le temps de neuf épisodes. En cela, "Inventing Anna" ne l'a au moins jamais trahie même si elle ne s'est clairement pas montrée à sa hauteur.