Dans L'Agression, l'éthologue Konrad Lorenz avançait l'hypothèse, sans pouvoir la développer étude à l'appui, selon laquelle le rire serait chez l'homme (et chez d'autres animaux) un « rite » réorienté d'agression : le rire servirait à « agresser » collectivement une tierce personne afin de renforcer la solidarité du groupe.
Le rire, sous certaines de ses formes tout du moins, est une expression sociale au service de l'ordre. Un ordre qui vient du bas : un ordre moral, parfois cruel, des classes populaires, qui, grâce au rire et à la dérision, essayent tant bien que mal de maintenir vivante l'idée d'un monde un tant soit peu ordonné, un tant soit peu « normal. » En d'autres termes, un monde décent.
Un des plus vieux recueils de chansons populaires françaises que nous connaissons, le Chansonnier de Clairaimbault compilé au XVIIIe siècle, abonde en chansons satyriques tournant en dérision les grands de ce monde, moquant les décisions politiques des uns et des autres, ironisant sur le roi et les impôts, condamnant l'hybris des puissants avec un sarcasme mordant, déplorant, sur un ton scabreux, les mauvaises mœurs et les errements conjugaux de la bonne gent du royaume. Toute une littérature existait ainsi, qui circulait clandestinement sur des bouts de papiers ou des recueils de chansons que l'on se passait de main en main. Tel marquis pouvait, un jour, entendre sa dépravation morale chantée par des maçons en passant dans la rue, sur un air d'opéra dont on a détourné les paroles.
C'est dans les vieux pots qu'on fait les meilleures soupes : l'indignation populaire par le rire, c'est exactement le parti que prend Greg Tabibian avec J'suis pas content TV, diffusée sur YouTube, où s'invite régulièrement le charismatique Jean-Robert Lombard, fort connu pour son interprétation (géniale !) du père Blaise dans Kaamelott.
Certes, Greg Tabibian n'a pas le talent de Dieudonné, son maître dont il reprend plusieurs mimiques (mais, heureusement, pas l'indécence), et reste la plupart du temps pince-sans-rire. Il n'empêche : aborder l'actualité par le rire, c'est un excellent moyen de faire face à l'obscurité du siècle sans trop déprimer. En tournant en dérision nos bons hommes politiques et les dernières idées bizarres des progressistes des classes bourgeoises, Tabibian se contente de souligner la bêtise et l'absurdité ambiantes. Ce qui est bien plus efficace que le débat argumenté, qui a le défaut de donner l'impression à nos adversaires qu'on puisse les prendre au sérieux ne serait-ce qu'une seconde.
Greg Tabibian, c'est la réaction sidérée d'un brave monsieur de tel quartier ouvrier (bientôt assiégé par les petits bourgeois des centres-villes), ou de tel village abandonné à sa propre misère, lorsqu'il découvre pour la première fois quelque chose comme le véganisme ou la dernière invention à la mode du mouvement LGBT. Un gouffre d'incompréhension, conséquence du bon sens le plus élémentaire, face à l'absurde, à l'informe, renvoyé par un silence un peu désolé en-dehors des limites du monde ordonné tel qu'il est, comme Zeus, à l'origine des temps, avait expédié les Titans en-dehors des limites du Cosmos.
Le rire est profondément oppressif. On comprend donc mieux pourquoi certaines personnes ayant certaines idées politiques veulent l'interdire. Lorsque cette chaîne, parmi d'autres voguant sur un ton similaire (Kriss Papillon par exemple), a commencé à obtenir un peu de visibilité, on a pu observer une inévitable réaction : la réaction d'une bourgeoisie dont on a osé moquer l'hybris. Significativement, des personnes, qui estiment habituellement que le décorum d'un tribunal exprime une violence symbolique insupportable à l'égard des délinquants immigrés, n'ont pas jugé inopportun de dénigrer Greg Tabibian au motif qu'il ferait « de la politique de PMU » — ce que ce dernier revendique et assume totalement.
Il faut comprendre : le bon sens élémentaire est par trop matérialiste, par trop empirique, par trop concret ; il faut savoir dépasser le bon sens qui nous abuse par un raisonnement philosophique capable de trouver la Vérité Vraie, qui, comme l'affirme Platon, n'est pas de ce monde. Les pauvres n'y comprennent rien, ils sont bêtes et, s'ils votent mal, c'est parce qu'on a pas fait assez de « pédagogie. » (dommage que Tabibian utilise lui-même ce vocabulaire !)
Pourtant, Tabibian est quelqu'un d'assez cultivé, qui pense réellement la politique et ne se contente pas de déplorer l'époque, comme on lui reproche souvent : il en fait preuve de temps à autres dans des formats plus sérieux, qui sont loin d'être sans intérêt. C'est aussi quelqu'un de très modéré et qui cherche avant tout le consensus et l'alliance des clivages contre les sectateurs du Progrès, du Marché unique et de l'Union Européenne — autrement dit : l'alliance du peuple contre les élites. Certes, difficile d'être réellement convaincu par son amalgame d'idées et de positions beaucoup trop antagonistes en l'état actuel des choses, ou par ses curieuses fascinations ésotériques. Lui-même ironisera : « vous pouvez pas comprendre : c'est un truc d'Orientaux. Tous ces machins mystiques, on adore ça, nous ! »
Une telle autodérision, qui ne tient pas les « identités » comme sacro-saintes, est déjà un signe que tout n'est pas perdu, que le monde peut-être encore sauvé. Il n'y a que la face hilare d'un gras Dionysos, offrant son gras du bide à la vue impudique des gais ivrognes qui banquettent sous le soleil de mai, qui puisse guérir notre civilisation malade de la face livide, figée dans un rictus froid qui pleure en cernes trahissant un manque criant de vitamine B, de ces moralistes à la sensibilité maladive...
« L'objection, l'écart, la gaie méfiance, le sarcasme sont signes de santé : tout inconditionné relève de la pathologie. »
Friedriech Nietzsche, Par-delà bien et mal, IV, 154.