Divulgue entièrement l'épisode final
Dix ans maintenant que l'adaptation d'une œuvre à l'ambition gargantuesque passionne les foules de friands d'animation japonaise, et voilà qu'elle s'achève, non sans laisser derrière elle un profond vide intérieur. Si cet épisode final - et le pénultième, plus anecdotique - se font particulièrement fidèles au manga, ils en héritent des réussites et des travers, même si le format animé sublime le matériel original et transforme le spectaculaire en apothéose.
Cette adaptation profite d'une large variété de magnifiques musiques réorchestrées, parfait mélange qui résume à la fois toute l’identité musicale de la série tout en ravissant nos oreilles et en accompagnant les scènes les plus épiques tout comme les plus désolantes. L'hommage rendu à toutes les saisons fait de ce combat final l'aboutissement fatidique d'un long cheminement quasi-mythique. L'animation et les visuels saisissants ne viennent que rendre le tout plus impressionnant : les mouvements tridimensionnels n'ont jamais été aussi vifs et dynamiques ; les couleurs chatoyantes subliment des scènes apocalyptiques à l'action échevelée et les modèles 3D s'intègrent relativement harmonieusement à l'ensemble.
Cet épisode final nous gratifie d'une multitude de scènes émouvantes et déchirantes qui tiennent un propos fort juste sur l’amour et la valeur de la vie : l'amour comme une obsession asservissante, la fugacité du bonheur qui justifie à elle seul de combattre le nihilisme... le traitement sensible de ces thèmes éprouve encore davantage un spectateur déjà essoufflé par des combats titanesques. L'épisode cultive une esthétique du désespoir maîtrisée et excellemment mise en scène, qui pouvait être excessive dans le premier épisode mais qui confère au combat une fois mené d'autant plus de poids. Les retournements de situation et les pics dramatiques se succèdent à toute vitesse pour happer complètement le spectateur.
On ne tarie donc pas d'éloge quant aux qualités formelles et sensibles de cet épisode, mais hélas, ni sa construction ni son discours logique ne sont sans défaut, ce qui au mieux diminue l'investissement du spectateur, au pire le laisse assez perplexe et sceptique.
L'écriture des combats et des retournements de situation paraît d'abord assez artificielle : schématiquement, des personnages se lancent à l’assaut (sentiment grisant pour le spectateur), puis ils sont arrêtés par un obstacle inattendu (chute qui permet de recréer une tension dramatique), mais un nouvel événement salvateur leur permet d’avancer (remontée du sentiment grisant), et ainsi de suite. Cette répétition assez grossière n’est fondamentalement pas gênante mais brise quelque peu la suspension d’incrédulité du spectateur au prix d'une diminution de son investissement émotionnel.
Il manque en outre à ce combat final du pur drame et des véritables sacrifices : puisqu’on sait qu’Eren ne veut pas tuer ses camarades afin qu’ils deviennent des figures adulées et incarnant le mouvement historique, il est certain que personne ne mourra et qu'au bout du compte, on n'aura seulement sacrifié un personnage de toute façon fou à lier, Eren, et un autre symboliquement déjà mort, Sieg.
L'enchaînement des événements manque d'ailleurs souvent de subtilité et se trouve gêné par certaines incohérences. Comme souvent dans l'animation japonaise, les retournements idéologiques se font trop brutaux : la révélation de Sieg face à son combat contre le vouloir-vivre émerge trop rapidement pour paraître pleinement authentique, Mikasa passe trop vivement d’un refus catégorique de tuer Eren à sa mise à mort grâce à ses souvenirs, les réminiscences d'Armin enfant donnent l’impression d’une explication frontale au spectateur assez grossière... Quant aux incohérences, l'arrivée de Falco aurait mérité d'être mieux préparée pour désamorcer l'impression d'un Deus Ex Machina, les distances sont globalement mal retranscrites, certaines scènes auraient mérité d'être plus longues, d'autres plus courtes pour des soucis de vraisemblance...
Ces défauts semblent cela dit assez mineurs face à l'ultime fissure qui plombe tout à la fois le manga et donc son adaptation fidèle : Eren. Son développement dans le manga se faisait déjà assez obscur et laissait mal entrevoir la fine légitimité que pourraient avoir ses actions et ses objectifs, mais l’anime a davantage brouillé les pistes pour rendre le propos final de l'œuvre extrêmement confus. Qu’on développe les raisons pulsionnelles et irrationnelles de l'avidité destructive d'Eren est tout à fait bienvenue : sa déception qu’un monde humain existe en dehors des murs, son principe de plaisir égocentrique, sa quasi-revendication inconsciente de la supériorité de la race eldienne, sa volonté de voir l’horizon… mais cela tord trop radicalement le cou aux explications rationalistes qui voudraient qu’Eren ait grâce à ses souvenirs tout prévu pour ultimement laisser un monde de paix dépourvu du pouvoir des titans. En réalité, il explique lui-même qu’il est esclave de la liberté et que l’excès de souvenirs provoque en lui un dérèglement de la raison, ce qui donne l’impression qu’il a provoqué le Grand Terrassement davantage par caprice et hybris que pour une fin supérieure. D’ailleurs, l’anime rend moins compréhensible le fait que c’est l’action d’Eren qui a permis la suppression du pouvoir des titans et sous-développe Ymir à qui il ne donne jamais la parole en pensées, alors qu’elle est la clef de compréhension du manga. Finalement, on a l’impression que sa seule fin rationnelle était d’avoir porté aux nues ses camarades dont il a empêché la mort, mais il n’évoque que superficiellement une quelconque volonté de faire cesser à jamais le cycle de revanche et de guerres, ce qui affaiblit largement la portée réflexive de l’œuvre. On sent aussi que les conceptions métaphysiques d’Eren à propos de la liberté sont floues : il peut voir l’avenir et donc théoriquement le modifier, mais puisqu’il est esclave de la liberté, c’est comme s’il ne pouvait faire autrement que de suivre cette passion pour la liberté, ce qui en fin de compte rend tout futur fatal car il ne peut pas lui-même se contrôler… ce qui est assez tordu, même si la logique, globalement, fonctionne. Le Grand Terrassement ne trouve donc presque aucune légitimité raisonnable, ce qui rend le combat rétrospectivement assez manichéen voire abscons.
Finalement, l'épisode final est si riche en émotions, dense et mouvementé qu’il laisse le spectateur dans une ambiguïté entre épuisement sensible et perplexité rationnelle. Le désespoir, la compassion, la joie de voir tous ces personnages attachants donner de leur être, se mélangent dans un film qui nous éprouve au point de nous fatiguer, d’autant que si le film parvient à développer de beaux thèmes, il se heurte au flou idéologique de l’impénétrable Eren, qui devient impossible à aimer. On en sort donc satisfait, bouleversé et purgé, mais aussi confus et perclus dans une forme de déception de voir l’anime s’achever sur une contradiction logique. Par chance, les pages finales profitent d'une adaptation plutôt intelligente, même si elles se dotent de plus de force dans le manga, car plus subtiles et puisque les pages s’impriment plus longuement dans la rétine.
Finalement, ce que j'aurais aimé, c'est... comprendre Eren.
Néanmoins, je veux croire que la fin dernière de l’œuvre se trouve dans la représentation de cette fissure en l’humain entre le passionnel et le rationnel, le spectacle de ce qui échappe aux capacités cognitives, à la mémoire, à la cohérence des valeurs, à la noblesse de cœur, à l’humanité… Eren cristallise l’inhumanité universelle en l’homme qui engendre la violence là où il veut l’arrêter. Peut-être terminer sur une contradiction n’est-il pas absurde dans un monde aporétique.