Pour fêter dignement cet Halloween 2022, Guillermo Del Toro ouvre au public son cabinet de curiosités sur Netflix, au rythme de huits épisodes diffusés sur cinq jours et chargés de constituer une anthologie réalisée par des réalisateurs de renom en hommage à l'univers horrifique du maître mexicain.
Avec la présence de Del Toro lui-même pour présenter chaque histoire, suivi d'un générique de toute beauté, ce "Cabinet of Curiosities" renoue instantanément avec le charme intemporel des grands titres de ce type d'anthologie, attisant l'envie et justement la curiosité du spectateur de découvrir chaque compartiment étrange concocté à partir de l'imaginaire du cinéaste...
LOT 36:
Et, pour un premier épisode chargé de nous remettre dans l'esprit de Del Toro, quoi de mieux qu'un segment tiré d'une de ses propres idées et adaptée par Guillermo Navarro, celui qui fût longtemps son chef opérateur attitré avant de passer à la réalisation de séries TV ("Hannibal" notamment) ?
Dans une Amérique en train de basculer dans l'inconnu de la Guerre du Golfe, un vétéran empli de haine envers la société (et plus particulièrement dirigée vers les immigrés), tente d'éponger ses dettes en acquérant des box de personnes décédées pour y dénicher des antiquités de valeur. Les surprises qui l'attendent dans le lot 36 vont lui faire entrevoir une forme de mal bien plus terrible que celle nourrie par ses craintes et rancœurs de petit homme aigri...
Par le temps qu'il prend intelligemment à construire ses personnages et son atmosphère de plus en plus envahie par l'aura de mystère émanant de son box, "Lot 36" confirme ce que l'on attendait d'une telle série: une ambition narrative et cinématographique de vrai conte horrifique, tutélaire d'un fantastique tel que peut le concevoir un Del Toro à l'image (quelle "chose" !) et capable d'instaurer un véritable univers d'étrangeté sur du court-terme où le spectateur se laisse volontiers perdre. Avec l'aide du solide Tim Blake Nelson dans le rôle de cet acheteur de box exécrable et du talent de Guillermo Navarro pour donner des faux-airs exponentiels de dimension infernale à ces décors de hangars (la photographie est bien sûr superbe), "Lot 36" est une bonne mise en bouche à ce "Cabinet of Curiosities" où la conclusion, à la morale trop simpliste et radicale, fait hélas office de bémol aux efforts de développements fournis en amont.
GRAVEYARD RATS:
Au tour de Vincenzo Natali de nous conter l'histoire d'un voleur de sépultures appâté par le cadavre d'un homme fortuné mais terrifié par les rats très coriaces qui galopent au fond du cimetière.
Plus transparent que le premier épisode en termes de proposition avec son rat au visage humain confronté à ses congénères animaux, ce deuxième segment n'en demeure pas moins amusant et généreux en visions cauchemardesques (surtout si vous n'êtes pas fans de ces rongeurs). "Graveyard Rats" est une farce très noire qui prend un malin plaisir à pousser la punition de son veul profanateur très loin, avec la complicité de créatures en animatronics réussies et toujours prêtes à compliquer ses suppliques hypocrites de repentance.
THE AUTOPSY:
Un épisode qui inaugure un format plus long (près d'une heure) et, pour cause, il est réalisé par David Prior, cinéaste qui avait surpris son monde -et aussi clivé- avec "The Empty Man", un film d'épouvante (et bien plus) faisant fi des canons actuels pour étaler sa narration sur une durée de 2h20.
Écrit par David S. Goyer, "The Autopsy" est aussi l'épisode qui confirme les allusions plus ou moins directes vues dans les deux précédents: derrière l'ombre de Del Toro sur cette anthologie plane également celle de H.P. Lovecraft, dont l'horreur cosmique signature apparaît clairement comme une source d'inspiration de ce récit décomposé grosso modo en trois actes.
Alors que la patte (plutôt brillante) de David Prior est très vite reconnaissable à sa façon de fondre visuellement l'infiniment grand à l'infiniment petit, l'enchevêtrement des constellations à une toile d'araignée devenue le symbole des pièces à relier d'une enquête sur une mystérieuse explosion minière, le premier acte rappelle l'ambiance d'un roman d'un grand nom plus actuel, celui de Stephen King, par la façon dont une conversation chaleureuse entre deux personnages, un shérif et un médecin légiste amis de longue date et revenus de tout, s'élargit à l'ensemble d'une petite communauté d'Amérique profonde touchée par les différents événements de cette affaire inexplicable (même la manière d'aborder la menace dans ce décor y fait penser).
Puis, la seconde partie focalisée sur l'autopsie menée par le médecin légiste représente le point de bascule vers l'incroyable, le moment où la spécialité de ce professionnel devient le moyen providentiel de recomposer un puzzle en jonglant entre cadavres et organes, où toutes ses connaissances scientifiques l'amènent à franchir les portes de l'irrationnel. La longueur de cet acte pourra peut-être paraître excessive à certains mais elle est nécessaire pour montrer comment le médecin se retrouve de plus en plus dépassé, voir même aspiré, par le trou noir ouvert par ses propres conclusions, le tout épaulé par un grand numéro de F. Murray Abraham.
Et il y a le final, le moment où le bétail fait face au pire de ses prédateurs, dans une confrontation de joutes verbales où l'un apprend de l'autre pour espérer y déceler une porte de sortie. On n'en dira pas plus mais la conclusion est remarquable.
THE OUTSIDE :
Dans une mouvance plus légère mais toujours fondée sur une certaine noirceur, voici la première touche féminine apportée à ce "Cabinet of Curiosities" par la talentueuse Ana Lily Amirpour ! Ayant personnellement eu un coup de coeur récent pour son troisième film "Mona Lisa and the Blood Moon", c'est bien sûr un immense bonheur de retrouver aussi vite l'univers visuel détonnant de la réalisatrice autour d'un conte déjantée où un vilain petit canard est vraiment prêt à tout pour devenir un cygne, ou du moins ce qu'il considère comme tel. En l'occurence, ici, Stacey, une femme mariée au physique peu avenant (pauvre Kate Micucci enlaidie au possible, haha !) et rêvant uniquement de faire partie du groupe formé par ses collègues de travail qu'elle idéalise plus que de raison (il n'y a évidemment pas de quoi). Lors d'une fête qui achève de lui confirmer l'impossibilité d'être un jour considérée comme une de leurs pairs, Stacey se met à utiliser de manière répétée une crème de beauté vantée par ces femmes... alors qu'elle y est manifestement allergique.
"The Outside" est un vrai délire/délice visuel, Amirpour est peut-être même la première qui met le plus en valeur la qualité artistique de la série (les décors sont à chaque fois sublimes) grâce à sa vision colorée, son sens inné du cadrage pour trouver des angles impossibles ou des profondeurs de champs inattendues, et ce toujours au service d'une plus grande proximité avec l'insécurité constante de son héroïne au quotidien, c'est un épisode très réussie de ce point de vue.
Sur le fond, c'est plus compliqué, "The Outside" est sans doute bien trop long pour son propre bien et aussi prévisible dans son concept (du moins à chaque conséquence d'un nouveau palier franchi, quelques éléments de sa dernière partie viennent heureusement contredire cette dynamique) mais, avec sa touche de body-horror et les réactions d'une crème assez ragoûtantes, on se laisse volontiers embarquer dans la folie toujours plus croissante de l'ensemble. Au-delà d'une formidable Kate Micucci, signalons les présences de Martin Starr en époux désemparé et Dan Stevens présentateur albinos.
PICKMAN'S MODEL:
H.P. Lovecraft s'invite cette fois directement au sein du Cabinet des Curiosités de Guillermo Del Toro avec une adaptation de sa nouvelle "Le Modèle de Pikman" déjà portée à l'écran dans "Night Gallery", l'autre série anthologique quelque peu oubliée de Rod Serling.
À la barre de cet épisode, Keith Thomas renoue avec l'atmosphère lugubre de son premier long-métrage "The Vigil" (on oubliera poliment "Firestarter") pour matérialiser la puissance évocatrice de l'art dans les tableaux cauchemardesques d'un étrange étudiant, dont l'ouverture à des ténèbres inconnues qu'ils représentent vont devenir l'obsession puis la terreur d'une vie pour un autre. À l'instar du jeune artiste (incarné par Ben Barnes) se retrouvant happé par un simple regard posé sur ces œuvryes effroyables, "Pickman's Model" fait déteindre la noirceur envoûtante de son récit sur le spectateur, joue parfaitement avec la fascination que suscite chaque apparition de l'énigmatique personnage de Crispin Glover (on ne pouvait pas rêver meilleur choix) et délivre lui-même de captivantes visions d'horreur donnant toujours envie d'en voir plus derrière cette porte laissée volontairement entrouverte sur un monde infernal. Et, alors que l'on pense bêtement que l'épisode va peut-être nous laisser un peu sur notre faim sur ce dernier aspect (il en montre néanmoins déjà beaucoup), ses ultimes instants nous prennent de court en nous laissant bouche bée par l'horreur implacable qu'ils mettent en scène, constituant même la meilleure et plus noire conclusion de toute l'anthologie jusqu'ici. Un bel hommage à l'ambiance si particulière des oeuvres de Lovecraft...
DREAMS IN THE WITCH HOUSE:
... Qui se poursuit avec la deuxième adaptation d'une de ses nouvelles, "La Maison de la Sorcière", par Catherine Hardwicke pour en exprimer toute la richesse. Car, ici, avec des archétypes tels que des enfants inséparables, une forêt mystérieuse, une sorcière ou un petit sbire perfide, c'est bien toute l'essence d'un conte de fée qui se retrouve détournée par l'obscurité de l'écrivain pour narrer la quête d'un homme ayant voué son existence à retrouver l'esprit de sa jumelle décédée et aspiré dans une autre dimension.
Encore une fois, la direction artistique de cet épisode atteint des sommets, autant en termes de décors (ceux de la forêt et de la maison sont incroyables) que dans la représentation magnifiquement dark de sa sorcière, le tout sur fond d'allers-retours entre la réalité et un monde de limbes sublimés esthétiquement par une réalisatrice qui nous rappelle qu'on aurait bien tort de la résumer à la seule imagerie véhiculée par la saga adolescente "Twilight" (elle en avait dirigé le premier volet).
Emmené par un Rupert Grint touchant de désespoir via ce jumeau à jamais incapable de faire le deuil de sa double, "Dreams in the Witch House" va parfois céder à un côté spectaculaire exagéré et un peu gratuit dans sa dernière partie, abusant des apparitions tonitruantes de sa sorcière là où elle était si réussie à l'état de simple silhouette surréaliste se mouvant dans l'ombre du monde réel, mais on pardonnera sans mal ces petits écarts tant sa fin se révèle une fois de plus très bien pensée par sa cruauté et la symbolique qui en découle pour son héros submergé par son obsession.
THE VIEWING:
Voici l'épisode le plus psychédélique de la saison, presque logiquement réalisé par Panos Cosmatos, sur un groupe hétéroclite d'individus invités à voir un étrange objet exposé dans la maison d'un multimilliardaire isolé du monde. Là-bas, tous s'adonnent à une dégustation de drogues afin d'aligner/décupler leurs capacités respectives avant de pouvoir observer l'artefact.
Évidemment, l'épisode est une fois de plus plastiquement irréprochable, faisant suinter ses effluves de trip 70's à travers tous les pores de chaque plan, ses personnages pourtant très différents se marient en une belle dynamique de groupe que l'on prend plaisir à suivre dans l'attente, comme eux, d'en découvrir plus (le casting, un des plus riches de la saison, n'y est bien sûr pas étranger), les phases de dialogues décalées où certains se livrent sous l'oeil amusé de le richissime hôte ont le don de souvent nous saisir par leur capacité à partir dans tous les sens, pouvant passer d'un spleen à base de trous noirs existentiels à l'évocation de la personnalité double de Kadhafi... Mais, si, comme nous, vous faisiez déjà partie des réfractaires à "Mandy", il est fort probable que cet épisode, se situant dans la droite continuité de l'esprit du film, vous laisse de marbre sur la durée malgré toutes les qualités indéniables évoquées. L'impression de voir un exercice de style formellement très abouti mais aux finalités assez vaines nous font hélas ranger "The Viewing" dans les propositions qui nous auront le moins séduits au sein de ce Cabinet des Curiosités.
THE MURMURING:
Jennifer Kent apporte toute sa sensibilité à cette dernière Curiosité se focalisant sur le drame intime d'un couple d'ornithologues parti observer les "danses" collectives de bécasseaux aux alentours d'un lac. Dans la maison isolée mise à leur disposition, une présence va se manifester aux yeux de l'épouse, la poussant à se confronter à sa propre tragédie...
Loin de l'exubérance visuelle de certains épisodes, Jennifer Kent choisit un point de vue avant tout centré sur son couple brisé par les non-dits autour de leur plus grande épreuve traversée ensemble. Leur refuge dans le travail, leur passion, où les superbes chorégraphies captées de ces oiseaux parviennent à étouffer momentanément leur douleur par la poésie hypnotique qui s'en dégage, les tentatives de reconnexion d'un mari cherchant lui aussi une solution pour tourner la page ou, bien sûr, cet écho surnaturel pour lequel l'épouse va nourrir une obsession la ramenant inconsciemment à son deuil insurmontable, Kent capte avec une délicatesse touchante tout l'amour qui habite ce couple ne sachant plus quel chemin emprunter pour se reconstruire. Et, si le pan surnaturel de cette histoire en restera à des contours classiques, avec un objectif prévisible quant à son influence sur les vivants, il se fondra magnifiquement au cheminement psychologique difficile de l'épouse, faisant de "The Murmuring" un des épisodes les plus émotionnellement forts de l'anthologie, aidé par les superbes prestations d'Essie Davis et Andrew Lincoln.
BILAN:
On le sait, ce type de série en format anthologique va forcément de pair avec un caractère inégal en termes de contenus mais il faut bien reconnaître que ce "Cabinet of Curiosities" surclasse une bonne partie de la concurrence par le grand nombre de qualités que l'on peut toujours trouver à ces épisodes jugés les plus faibles (d'ailleurs, on en déteste aucun, on en aime juste un peu moins certains). Surtout, et c'est un fait assez rare qui se doit d'être souligné, cette anthologie se démarque par sa magnificence esthétique qui demeure une constante à son large éventail de propositions apportant toutes leurs pierres à l'édifice de son identité unique.
Bien sûr, des épisodes auront gagné notre préférence ("The Autopsy" de David Prior, "Pickman's Model" de Keith Thomas et "Dreams in the Witch House" de Catherine Hardwicke) mais, dans l'ensemble, le visionnage de l'intégralité des compartiments de ce "Cabinet of Curiosities" nous aura offert à chaque fois une expérience unique, marquée véritablement par la personnalité de son metteur en scène et s'aventurant pour certains épisodes sur des terrains audacieux trop souvent délaissés au cinéma ou en série.
On vous recommande donc chaudement de prendre un ticket pour entrer dans ce Cabinet de Curiosités qui porte vraiment bien son nom. Avec comme guides Guillermo Del Toro et une pléiade de réalisateurs talentueux, la visite en vaut vraiment le détour, au point qu'on le parie, une fois arrivé à son terme, vous désirerez sûrement déjà en découvrir les potentielles nouvelles attractions qu'une deuxième saison pourrait offrir.