On connaissait la musique d'ambiance, celle qu'on joue dans les ascenseurs, et les instruments aseptisés, ceux qu'on utilise en Chirurgie : Mad men invente la série d'ambiance aseptisée. Le ménage dans les bureaux est toujours impeccablement fait, tout comme les yeux des actrices dont le rimmel ne coule jamais, pas même au terme d'une nuit agitée sur un divan en compagnie d'un monsieur dont la chemise à peine fripée se défroisse dès qu'il absorbe son premier scotch. On se verse en effet dans Mad men de généreuses rasades d'un whisky sans marque que l'on tire de délicates carafes de cristal carrées toujours pleines. Cette boisson, consommée dès le matin et sans modération a trois qualités inappréciables : elle ne tache pas, ne donne pas la migraine et fait seulement vomir de temps en temps, ce que la mise en scène nous fait habilement comprendre en précipitant un malheureux personnage dans les toilettes dont il sort peu après en s'humectant les lèvres d'un mouchoir de coton au son d'une chasse d'eau qu'il n'oublie jamais de tirer. Autrement dit, et pour quitter provisoirement le style aseptisé, la bande d'alcolos payée pour s'arsouiller et pour sauter des poules gloussantes n'attrape jamais ni la chtouille ni la gueule de bois.
Mais poursuivons. Le héros, Don Draper, appartient à l'espèce du beau ténébreux : mince, plutôt bien de sa personne, il promène sur le monde des yeux d'une sombre intensité dont la spectatrice déjà séduite par la blancheur de ses chemises et la rareté de ses sourires ne tarde pas à soupçonner qu'il cache une riche vie intérieure car il a beaucoup souffert dans la vie. Hélas ! La spectatrice frétille en vain : tous les efforts des scénaristes pour donner de l'épaisseur au protagoniste ont l'efficacité d'une pub pour lessive. Le mystère de son identité nous indiffère, son divorce nous soulage (enfin débarrassés de la blonde psycho-rigide !) sans nous émouvoir, et la découverte de sa conscience via la tenue d'un pseudo journal intime nous laisse incrédules : doter Don Draper d'une conscience réflexive, c'est comme vouloir ôter à Joan Harris son Wonderbra : c'est tout le personnage qui s'écroule ! Bref, c'est une réalité dure à admettre, mais le regard de Don Draper est inexpressif uniquement parce que Don Draper n'a rien à exprimer. Et ce qui nous détourne provisoirement de cette triste vérité, c'est le succès qu'il rencontre auprès des personnages féminins qui feulent autour de lui comme la chatte en quête de mâle (les cruches ont toujours eu un faible pour le genre ténébreux-qui-a-beaucoup-souffert-dans-la-vie) : Don Draper les invite régulièrement à s'allonger et les abandonne ensuite selon un scénario bien éprouvé : 1/ je fume ma clope au lit pendant que la chaudasse se pâme à mes côtés preuve de ma bonne performance sexuelle 2/ je saute dans mon pantalon sans passer par la case douche mais non sans m'enfiler un petit whisky pour le voyage 3/ je gratifie la chaudasse d'un baiser distrait et je ferme discrètement la porte derrière moi ce qui montre que je suis quand même un homme bien élevé. Mais ce donjuanisme écœurant de platitude ne diminue nullement sa cote de séduction car dans cette série, les femmes ADORENT être traitées comme des merdes. On a pourtant pu lire dans certains journaux que Mad men était une série féministe, alors que les femmes, exclusivement secrétaires ou femmes au foyer, n'y caressent généralement que deux rêves : se faire sauter par le patron ou (puis) se faire épouser par le patron (sauf Peggy Olson qui voudrait bien s'élever au-dessus de sa condition de gratte-papier, mais comme elle est moche, elle a certainement dû se trouver un désir de substitution).
On déduit aisément de ce qui précède qu'une fois passé l'éblouissement légitime devant le tour de poitrine de Joan (sidéral), les chignons de Betty (délicieusement alambiqués), les mises en pli de Peggy (indescriptibles), et surtout, le plus beau, l'aisance inimitable avec laquelle Don Draper tient d'une seule main son verre de whisky plein et sa clope allumée sans rien renverser même pas la cendre, on s'ennuie ferme dans une série où les personnages, quand ils ne boivent ni ne baisent, sont surtout occupés à arpenter les bureaux en tenant une pile de dossiers sous le bras ou à faire tenir leur stylo sur l'oreille. Finalement, il n'y a que les costumes qui aient un peu de fantaisie dans cette série et Mad men n'a de "mad" que le titre : tous les personnages, impeccablement tenus, y communient sans surprise dans la célébration aseptisée des valeurs du Néant.