Il n'y aurait pas grand chose à dire sur cette série si elle ne représentait pas aussi caricaturalement la mise en scène d'une sorte d'anti-Zatoichi. Le personnage de Zatoichi, héros éminemment populaire au Japon, en terme de classe sociale, ne pouvait décidément plus convenir en ce tournant des années 70 à un certain public télévisuel bourgeois, principalement féminin, cherchant précisément à se démarquer de la corporalité trop immédiate des classes dites populaires si bien incarné par celui-ci. Car Zatoichi affiche en toute conscience son désintérêt pour l'apparat, se déplace en lourdaud, mange en rustaud, se complet dans des bouges et des lieux souvent misérables. Il assume constamment dans le même temps sa solidarité et sa proximité avec les catégories les plus opprimées de la population, petits paysans ruinés, prostitués vendues par leur parents acculés à la misère, estropiés de la vie et gens du voyage de toutes sortes. Il ne cherche à accumuler aucun bien et distribue régulièrement tout l'argent dont il se trouve à disposer, indifférent qu’il est à toutes formes de « sécurité ».
Bref, une figure héroïque vraiment insupportable à la nouvelle gentry, à cette classe moyenne se voulant « supérieure» alors en pleine expansion dans le Japon de l’époque et obsédée par le besoin de se démarquer de la canaille.
Le personnage de Nemuri Kyoshiro (joué ici par l'acteur Masakazu Tamura) et tel qu’il apparait alors en cette série, est la réponse attendue à cette demande d’identification fantasmée: silhouette éthérée, toujours drapée en son kimono noir sortant tout juste du pressing, visage fraichement maquillé, il est l’exact contrepoint du très expressif mais si peu « soigné » Zatoichi.
Toute manifestation émotionnelle lui semble interdite et il traverse donc les évènements comme un spectre vaguement irrité et une moue de mépris affichée pour tous ses contemporains et pour ceux qui osent perturber sa trajectoire. Nemuri Kyoshiro ignore toute appartenance, il est la figure fantasmée de cet individualisme colporté par le néo-libéralisme alors naissant et pour qui le vide existentiel exige une forme d’esthétique compensatoire.
Abordée sous cet angle, cette série peut devenir alors tout à fait hilarante et j’avoue qu’elle m’apporte de temps en temps une bonne tranche de rigolade face à cette inénarrable bouffonnerie. Amusant aussi le fait que pour retrouver quelque paix intérieur, Nemuri Kyoshiro devra à son tour devenir une sorte de Zatoichi (voir ép. 23 saison 1 -1972)