Lost Highway
Lorsque j'ai regardé Utena, la fillette révolutionnaire il y a quelques mois, le voyage audiovisuel qui m'a été proposé n'a cessé de me faire osciller entre l'émerveillement et la confusion (laquelle...
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le 19 janv. 2016
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Lorsque j'ai regardé Utena, la fillette révolutionnaire il y a quelques mois, le voyage audiovisuel qui m'a été proposé n'a cessé de me faire osciller entre l'émerveillement et la confusion (laquelle a souvent, d'ailleurs, participé de cet émerveillement). De Kunihiko Ikuhara, j'avais déjà vu Mawaru Penguindrum (pour moi, l'apogée de l'art audiovisuel, mon œuvre favorite de tous les temps, et vous pouvez encore rajouter des superlatifs) et Yuri Kuma Arashi, et je dois avouer qu'à la simple lecture des synopsis trouvables en ligne, je n'étais pas très convaincu par le potentiel d'Utena et je ne pensais pas que cela pourrait ne serait-ce qu'approcher l'une des œuvres pré-citées en termes de qualité et d'intérêt, surtout vu que je me sentais a priori rebuté par les dessins. Si vous avez vu ma note, vous vous doutez que j'ai fini par me rendre compte que j'avais fait une terrible erreur. Utena (la série et le film, conjointement et individuellement) est un chef-d’œuvre, dont les quelques défauts sont, au bout du compte, supplantés par ses qualités.
Je me fends maintenant de quelques indications sur la suite de cette critique. D'abord, elle sera divisée en deux parties : une introduction, mise en bouche, spoiler-free dont l'objectif sera de donner au lecteur l'envie irrépressible de se jeter sur ce joyau poli qu'est *Utena* ; puis un approfondissement avec quelques spoilers (lourds) pour proposer mon interprétation de l'animé et ainsi, j'espère, lui rendre hommage, même si j'oublierai sans doute la moitié de ce dont je veux parler. Ensuite, ayant vu à la fois la série et le film en V.O. sous-titrée en anglais, j'utiliserai (si besoin est) les termes anglais des éléments symboliques importants de l'animé. Je pense que cela devrait être relativement transparent dans tous les cas, mais il est bon de le préciser ici.
Introduction
*Utena* est une œuvre mouvante, possédant une multitude de facettes chatoyantes, qui, chaque fois qu'on pense enfin l'avoir saisie, se dérobe à nous et nous propose quelque chose d'autre, quelque chose d'encore plus bizarre et effrayant ou plus beau et puissant. Car *Utena* est une œuvre complexe qu'il ne faut pas juger à son apparence : comme dans toutes les œuvres de Kunihiko Ikuhara que j'ai vues, l'image (celle de l'animation) réalise ici son plein potentiel et devient véritablement une image, dans le sens de la métaphore, chargée d'exprimer plutôt que de simplement représenter. Pour moi, Ikuhara est un véritable artiste du symbole, et sa virtuosité à mettre en scène ce qui me semble s'apparenter pour lui à des obsessions lui permet de ramener dans le domaine de l'animation de la philosophie et des interrogations sociales importantes et ce, avec beaucoup plus de subtilité, de pertinence et, en conséquence, de puissance, qu'un *Evangelion* par exemple (souvent loué pour son caractère de « philosophie soft », sans que cela fasse sourciller qui que ce soit (entendons-nous bien, il n'y a pas de philosophie soft, la philosophie n'a en soi pas à être complexe, et inventer un tel concept pour désigner une œuvre est pour moi la preuve qu'on n'est pas dans de la philosophie mais plutôt qu'on nous l'a habilement fait croire)).
Avec ses couleurs vives, pastels voire carrément rose bonbon, et sa structure ultra classique (même moi, qui ne suis pas du tout un expert, j'ai l'habitude des (dessins) animés avec quasiment un combat par épisode, toujours introduit de la même façon, à la façon d'un magical girl par exemple), on pourrait se laisser prendre au piège et croire que la seule originalité/singularité de l'animé est son propos, son contexte particulier et son histoire, elle-même simple d'apparence et pourtant infiniment complexe. Mais la force des œuvres de Kunihiko Ikuhara est justement de reprendre les codes de l'animation et de les mettre à profit pour produire du neuf, du sens nouveau. Et après avoir instauré son propre sens à l'aide des codes habituels, il va pouvoir reproduire la même opération avec ses nouveaux codes, auxquels nous sommes maintenant habitués, et ainsi de suite, à l'infini. Ainsi, l'animé semble se vendre comme un shojo, mais son propos est justement de nous faire perdre nos clichés genrés et d'établir l'homme et la femme sur un pied d'égalité.
Aussi, *Utena* est pour moi une œuvre à fouiller, dont le sens est à explorer sans cesse, dont les images sont à interroger, et ce jeu est d'autant plus plaisant que ce qui se passe effectivement à l'écran est intéressant, plutôt bien rythmé et plein de mystère. Le cast est important, et chaque personnage est développé à sa juste mesure, de sorte que tous ces personnages lisses d'apparence se révèlent finalement infiniment complexes et torturés. Mes regrets quant à l'animé sont simplement sa longueur, car je trouve qu'il aurait gagné à être un tout petit peu plus court (mais cela a aussi trait au fait que l'un des arcs m'a complètement paumé et que je ne sais toujours pas quoi en penser en l'état), et le fait que j'aurais apprécié plus d'interactions entre les personnages, en termes de variété. En effet, au bout du compte, on a toujours les mêmes scènes entre les mêmes personnages, et les liens entre eux ont du mal à vraiment prendre dans mon esprit, ce qui peut entraîner une difficulté à se sentir vraiment intimement concerné par certaines histoires. Au-delà de ça, si vous prenez le temps de vous interroger (et j'espère ne pas avoir donné de mauvaise impression, car ce n'est pas un travail difficile, il faut juste penser à le faire) et que vous n'avez pas peur de l'inconnu (car certaines choses, différentes pour chacun, nous resteront forcément obscures) ou du psychédélisme (car parfois, on ne sait vraiment plus ce qu'on est en train de regarder), Utena est une œuvre exceptionnelle, édifiante et pertinente, dont la richesse et, ultimement, la beauté, m'ont conquis.
Interprétation (SPOILERS)
Même si je le voulais (et d'ailleurs, je le veux) je ne pourrais pas livrer ici une analyse exhaustive de tout ce que j'ai repéré et apprécié dans *Utena*, tant cela semble se poursuivre à l'infini et tant je suis moi-même désarmé par ces images. Quels mots utiliser pour les rendre ? A vrai dire, je pense qu'il n'en faudrait aucun, car on ne saurait rendre par écrit ce qui nous est déjà si bien dit symboliquement, à travers ces images. Ainsi, je m'attacherai plutôt ici à donner des pistes, des éléments préliminaires, qui peuvent peut-être aider à décoder certaines de ces images.
Avec *Utena*, on retrouve l'univers graphique cher à Kunihiko Ikuhara, avec ce mélange saisissant, troublant, de technologique, coulissements mécaniques, et de merveilleux, avec les princes, la magie (le pouvoir de révolutionner le monde,...) dont on ne cesse de nous parler, etc. Il y a déjà tout dans cet univers esthétique : l’ambiguïté ostentatoire qui nous abuse constamment. Ce que l'on pense tout du long relever du magique, du merveilleux, se révèle à la toute fin être en fait de l'ordre de l'illusion, du technologique, mais lui-même est aussitôt mis en défaut par une nouvelle apparition apparemment magique (les épées volantes, la porte), de sorte que l'on est pris d'un délicieux vertige qui ne nous laisse d'autre possibilité que de s'en remettre à la puissance symbolique des images.
Tout l'animé traite du mythe du prince charmant et de la vision de la femme qui en est véhiculée. Utena veut devenir un prince, s'affranchissant ainsi des conventions genrées et reprenant sa liberté d'être et de devenir. Mais cette ambition est motivée par sa merveilleuse rencontre, ou en tout cas c'est ainsi qu'on nous la décrit dans un premier temps, avec son prince charmant, quand elle était petite et qu'elle voulait se laisser mourir après la perte de ses parents. Elle veut revoir ce prince, et elle ne va cesser de le guetter dans les attitudes des personnages masculins qu'elle rencontrera. En somme, alors même qu'elle est la plus proche d'enfin s'affranchir des limites instituées socialement du genre, elle reste possédée par cette entité fantomatique/fantasmatique que représente le prince charmant. Ce qui devient d'autant plus vrai vers la fin de l'animé, une fois sous l'emprise d'Akio. De son côté, Himemiya, la Rose Bride, est l'incarnation symbolique ultime de la femme-objet : dépourvue de toute volonté, elle se plie docilement au moindre désir du duelliste qui la remportera en duel, et les duellistes eux-mêmes ne voient d'abord en elle qu'un objet de pouvoir, qui leur permettra d'obtenir le pouvoir de révolutionner le monde, sans se rendre compte qu'elle est le symbole même de ce qu'il faut révolutionner. La dernière partie de l'animé montre que le personnage d'Himemiya est plus complexe, et lui confère une certaine aura de femme fatale, victime de son amour immense pour son prince (une fois encore), mais au bout du compte, il n'y a bien qu'Utena pour la voir pour ce qu'elle est vraiment, et essayer de la libérer de sa condition. Et cela n'est possible que parce qu'Utena est elle-même une femme (et c'est ce qui la rendra, ultimement, apte à devenir un prince, dans le sens le plus noble du terme). En effet, du côté des personnages masculins, c'est une véritable dialectique du prince et du play-boy qui nous est proposée. Là où Touga et Saionji nous sont présentés comme des princes, on ne peut que remarquer qu'ils ont en vérité tout du play-boy, qu'ils ne considèrent pas vraiment les femmes, simples objets agréables de désir, sur lesquelles leurs préconceptions sont figées dans le marbre. Il en va de même, à un degré encore plus poussé qui le rend terrifiant et haïssable, de Akio, qui, sous ses allures de véritable prince, sa douceur apparente, etc. N'est rien moins que le play-boy ultime, capable d'envoûter n'importe quelle femme, même Utena, de les maintenir en son pouvoir, et d'en faire ce que bon lui semble, alors qu'elles sont persuadées d'avoir affaire au grand amour, au véritable prince charmant. Cette déconstruction du mythe du prince charmant, qui le révèle en fin de compte comme un play-boy, m'a semblé très juste et très puissante, notamment pour un animé qui se présente a priori comme adressé avant tout à un public d'adolescentes. Cette période de doutes, de changements et de la naissance de nouveaux attraits, se trouve ainsi magnifiquement décrite, et s'offre à la fois comme une mise en garde et un appel à la liberté. Révolutionner le monde, ce n'est rien d'autre qu'être lucide, bienveillant et, ultimement, aider les autres à le devenir aussi et s'affranchir de leurs prisons. Ainsi, la toute fin d'Utena se présente comme une véritable révolution : un retour au point de départ (au sens premier de révolution, on a fait un tour complet), mais un nouveau point de départ, sans Utena, où Himemiya est enfin libre, alors que personne ne semble s'être aperçu de quoi que ce soit.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur les prouesses esthétiques et la puissance symbolique de cet animé, sur le jeu d'échos entre les scènes qui lui donne cette étrange profondeur et fait naître mélancolie et beauté étrange. Notamment, jamais à part ici n'ai-je ressenti de frissons à entendre le vrombissement d'un moteur (et je me rends de fait compte que je n'ai pas parlé de la bande son, qui est pourtant à tomber par terre, extrêmement singulière), celui de la voiture d'Akio qui fonce à travers The End of the World, dans des scènes qui ne pourront qu'évoquer *Lost Highway* de Lynch aux cinéphiles. L'utilisation des Kashira Shadow Players aussi, qui semble complètement ahurissante, bien que rafraîchissante, dans la plupart des épisodes, et la façon dont elles sont finalement rapatriées dans l'intrigue est aussi admirable de cohérence et m'a enchanté tout particulièrement.
Enfin, on pourrait analyser à l'infini et toujours s'émerveiller de la profondeur des personnages, qui permettent, par leur variété, de couvrir la plupart des sujets sur lesquels on peut s'interroger à l'adolescence.
Au bout du compte, je me contenterai de vous dire une fois de plus que cet animé m'a subjugué, surtout en le poursuivant avec la vision du film qui reprend les symboles institués dans l'animé et les sublime, et que j'espère qu'il vous parlera autant qu'à moi. Et dans tous les cas, je vous enjoins à tenter l'expérience *Mawaru Penguindrum*, autre animé de Kunihiko Ikuhara, encore plus réussi selon moi. Je terminerai par ces quelques mots, sages à mon sens et tout à fait éclairants :
« L'animation est une illusion et le public est curieux de voir comment elle va l'éblouir. » - Hayao Miyazaki.
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le 19 janv. 2016
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